Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
(Pas le) Centre Ernesto Che Guevara
(Pas le) Centre Ernesto Che Guevara
Publicité
Archives
18 juillet 2007

Cinquante frigos cubains d'avant la guerre froide, par Francis Marmande

Cinquante frigos cubains d'avant la guerre froide, par Francis Marmande
LE MONDE | 18.07.07 | 13h38  •  Mis à jour le 18.07.07 | 13h38

Cuba : tout un chacun a son idée sur l'île, une idée critique, électrique, marxiste ou léniniste, biblique, une idée des tropiques, mais à chacun son idée. "L'éthique, on s'en doutait un peu, c'est l'esthétique de l'avenir", disait Lénine : cinquante plasticiens, vivant à Cuba, émigrés ou exilés, viennent de transformer ensemble cinquante frigos réformés des années 1950. Après Madrid et Milan, l'exposition "Monstruosos devoradores de energia" remplace Anselm Kiefer au Grand Palais. Imagine-t-on le désir, le coffre-fort, le trésor ou le reproche que représente un frigo dans une petite maison cubaine ? La présentation drôle, troublante, sexy, kitsch, jamais compassionnelle - la compassion n'est qu'un éternuement d'Occidental -, va jusqu'au 29 juillet. Cependant, sous la coupole, joue le Ballet national de Cuba de la divine Alicia Alonso. Autour de minuit, lampions, salsa, mojitos, boissons fraîches et congas.

La General Motors ne manque pas d'air : en 1920, elle pêche péniblement dans le latin le mot frigidarium. Le "frigidaire" désigne ce petit coin des thermes romains où Rika Zaraï prenait ses bains de siège froids. La Motors en tire assez finement son terme générique ; après quoi, elle en interdit l'usage au monde entier.

Et là, les colonisés de se soumettre platement en se signant, à peine capables de bredouiller le poussif "réfrigérateur" d'un ton coupable. Si la General Motors s'était donné la peine de consulter le français classique, elle aurait sans mal rencontré le mot de "frigidaire" l'année même de création de l'Académie, en 1636. Bon : disons "frigo", et n'en parlons plus.

Que deviennent les frigos après leur remplacement par moins gourmands qu'eux (des frigos chinois) ? Au Grand Palais, on veille la dépouille de ce bon vieux Rocco, le meilleur acteur du film Fresa y Chocolate (1990), le frigo. Que racontent les frigos de l'île de Cuba ? La dépouille, la débrouille, le luxe, la misère, le sida, le sexe gai, la joie de vivre, la vie tout court. Dans la maison, l'entrée d'un frigo marque une date. Quand passe-t-on du foyer - le feu - à la glacière - le froid ? De quelle histoire sont-ils lourds, les frigos de Cuba trop longtemps restés vides ? En 2006, Cuba décrète l'"année de la révolution énergétique". Frigos bouffeurs d'énergie, trop goinfre électro-ménager, ampoules dévoratrices, tout est drastiquement soumis au régime minceur. On peut rire, prendre des airs navrés, dénoncer. On peut aussi décliner le sujet comme font les artistes cubains - satiriques, touchants, touchant juste, inspirés, différents, jouant sur le signifiant des marques ou sur la forme.

Nous, on entre par un bout du malecon, le promenoir des amants en bord de mer, au nord de La Havana. Puis c'est un bal : frigo rhabillé en sac à provisions, barbecue, confessionnal, bateau à rames (Cacho), fontaine femme (Osneldo Garcia), maison de pauvre (Roberto Diago), "Kelvinator" de 1949 changé en canette de bière. Ou alors, repeint kaki, un General Electric avec ses trois médailles : l'une trouée (la médaille du vide), une munie d'une menue résistance électrique (la médaille de la résistance), une pourvue de deux "bene pendentes", comme on dit chez les papes : c'est un frigo couillu.

Les Cubains rient de tout, racontent en frigos l'histoire de l'île. Profitons de ce que les bobos ont le dos tourné (ils sculptent leurs glaçons dans le Luberon, vidangent l'éolienne dans les Cévennes), et allons-y : cette exposition est réjouissante, stimulante, agressive avec sensualité, cubaine en diable. Elle swingue comme un Cachaito (contrebasse) ou un Chano Pozo (percussions). Elle anticipe et invite à poser quelques questions de riches à nos frigos, nos gâchis d'eau, nos vélos. Après tout, comme dit Rafael Pérez Alonso, "à moitié plein n'équivaut pas à moitié vide".
Francis Marmande
Article paru dans l'édition du 19.07.07.

http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3232,36-936724,0.html

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité