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(Pas le) Centre Ernesto Che Guevara
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7 avril 2006

Créer au pays de Fidel Castro

Créer au pays de Fidel Castro

   

LE MONDE | 06.04.06 | 17h02  •  Mis à jour le 06.04.06 | 17h02

LA HAVANE ENVOYÉ SPÉCIAL

"Fast Food", de l'artiste cubain Luis Enrique Camejo. | REUTERS/ENRIQUE DE LA OSA                          
"Fast Food", de l'artiste cubain Luis Enrique Camejo.
REUTERS/ENRIQUE DE LA OSA

Lors de l'inauguration de la 9e biennale d'art contemporain de La Havane, qui se tient du 27 mars au 27 avril, le mécène franco-américain Gilbert Brownstone, dont la fondation contribue aux échanges culturels franco-cubains, a lu un texte reçu de l'artiste iranienne Shirin Neshat. Invitée pour présenter son dernier livre, elle "n'a pas pu venir parce que M. W. (Bush) et le gouvernement américain ne le lui ont pas permis", a dit M. Brownstone, qui a ajouté : "C'est incroyable et inacceptable que les Etats-Unis osent parler de droits humains et en même temps empêchent les citoyens de voyager..."

Applaudissements dans l'assistance, tant de la part des tenants du régime que de ceux qui ont surtout retenu la dernière partie de la phrase, sur l'impossibilité de voyager.

Avec plus de cent artistes, répartis dans dix-sept lieux de la ville, sans compter les événements "off", la biennale offre pourtant bien des possibilités d'évasion. Sauf aux Cubains eux-mêmes : l'exposition principale, où sont regroupées la majorité des oeuvres, est installée dans l'ancienne forteresse San Carlos de La Cabana, celle-là même où le Che avait établi un temps son quartier général, et où est érigé un petit musée à sa mémoire. Situé de l'autre côté de la baie, à l'est de La Havane, le lieu est mal, très mal desservi par les transports publics. Et, trop chers, les taxis sont inaccessibles à la plupart des Cubains. Il faut donc beaucoup de motivation aux 30 000 visiteurs attendus pour s'y rendre.

Et c'est bien dommage. Parce qu'elle est remarquable, cette biennale. D'abord, on y parle d'art, plus que d'argent. On s'en doutait un peu, mais c'est revigorant. Ensuite, on y voit des artistes rarement montrés dans les grandes capitales occidentales. Ils viennent d'Amérique latine, mais aussi d'Afrique ou d'Asie. Du Canada et d'Europe. La France est représentée, entre autres et grâce à l'activisme de son ambassade à Cuba, par les Poirier, qui ont imaginé une ville de sucre dans un pays dont c'est la principale ressource, Lucy Orta et ses vêtements communautaires, et Jean Nouvel, qui a reçu le titre de docteur honoris causa de l'université de La Havane. Des Etats-Unis aussi, et même si ces derniers ne sont pas majoritaires, ils sont loin d'être négligeables puisque, outre Neshat, les Havanais peuvent voir une exposition de Spencer Tunick, l'homme qui déshabille les foules. Il s'agit toutefois de photos, uniquement, pas de ces happenings qui l'ont rendu célèbre.

Enfin, il y a les artistes de Cuba. Ils ont le sens de la nuance, et de l'humour. Eduardo Ponjuan, par exemple. Une de ses toiles, peinte en 1992 en collaboration avec Rene Francisco Rodriguez, est conservée au musée national. Elle s'intitule Productivisme. Parodie du réalisme socialiste cher à l'Union soviétique, ancien "pays frère", mais dont l'art officiel n'a jamais accroché ici, elle montre un ouvrier, la pelle en action. Or à l'extrémité de la toile, hors du cadre, la sculpture prend le relais du tableau : la pelle, au lieu de se terminer par un fer, s'achève en un gros pinceau. Regard acerbe sur une influence soviétique que les Cubains n'ont jamais appréciée.

Pas plus qu'ils ne semblent goûter les Chinois qui, intéressés par les ressources de l'île en nickel, remplacent peu à peu les Russes. Ponjuan a ainsi imaginé une installation pour la biennale qu'on pourrait résumer par cette bâche flottant au vent portant la mention : "Les amours avec la Chine sont comme une tasse de porcelaine".

Les artistes sont un puissant révélateur de certaines réalités cubaines. Ernesto Leal Basilio montre une installation décrivant l'achat d'un lopin de terre sur Mars, dans un pays où la propriété privée est aléatoire. Lazaro Saavedra projette une vidéo où quatre paires d'yeux filmés en gros plan regardent de tous les côtés. Elle est intitulée Le Syndrome de la suspicion. Chaque pâté de maisons à La Havane étant pourvu de son "CDR", son commissaire politique, chargé de veiller sur d'éventuelles déviations, cela laisse rêveur. Mais les CDR ont aussi un rôle social. Ils veillent par exemple à ce que les enfants soient bien scolarisés.

C'est ce que révèle cette anecdote recueillie auprès du Cubain Roberto Diago. Il expose des petites cabanes, modèles réduits faits de bric et de broc. A un de ses confrères brésiliens qui lui parlait des Favellas et lui demandait s'il faisait ici allusion à celles de Cuba, il a répondu : "Nous en avons quelques-unes, mais moins que vous. Et, ici, tous les enfants vont à l'école. Ils ont une chance de s'en sortir." La comparaison avec les photographies de Roberto Stephenson, qui montrent les gigantesques bidonvilles d'Haïti, reste en tout cas à l'avantage de La Havane. Même si, dans une installation peu lisible, Ramon Serrano a fait, selon l'interprétation de sa galeriste canadienne, le répertoire des lieux réservés aux touristes, où les Cubains n'ont pas le droit de pénétrer.

Mais ils peuvent rêver : à de grosses voitures de luxe et à de belles maisons, comme celle qu'imagine Duvier del Dago. Simplement, la sienne est une installation de cordages tressés. Au voyage ou à l'exil, aussi. Jamais on n'a vu autant de bateaux représentés dans une exposition. Dont ceux de Ktcho, qui a fait une installation de barques moulées dans des briques. On aurait tort d'y voir une allusion à ces malheureux qui coulent en tentant de rejoindre les côtes de Floride : Ktcho est un ami personnel de Fidel Castro, qui fut même témoin de son mariage.


Harry Bellet

Article paru dans l'édition du 07.04.06


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