Cuba : la vie « n'est pas facile »
Cuba : la vie « n'est pas facile »
par Dalia Acosta
Une étrange sensation de
normalité semble dominer la vie quotidienne à Cuba, avec quelques touches de
tensions isolées, de doutes sur l'avenir et d'un silence officiel et médiatique
sur des aspects déterminés de la réalité qui, lorsqu'ils surgissent, semblent
complètement étrangers à une bonne partie de la population...
« Ce n'est
pas facile », la phrase popularisée lors des pires moments de la crise
économique des années 90 a refait surface avec toute sa variété de sens et de
nuances. Rien n'est facile quand on parle du présent, du futur, des températures
élevées, des problèmes de transports, des prix de l'alimentation ou des
programmes de la télévision.
Les « chameaux » (camellos), une variante de
transport urbain qui arrive à acheminer plus de 300 personnes par voyage, sont
toujours en nette voie d'extinction, les prix de l'alimentation restent élevés
et les augmentations salariales décrétées en 2005 sont à peine suffisantes pour
couvrir les besoins les plus élémentaires.
Obispo, l'artère principale de
La Habana Vieja (La Vieille Havane), se réveille toujours pleine de gens qui
font les boutiques de vente en devises, qu'ils aient ou non de l'argent pour y
faire des achats, ou de gens qui la parcourent pour aller d'un bout à l'autre du
centre historique. Rien ne semble troubler le chaos provoqué par les milliers de
passants quotidiens.
Un homme vend deux chiots dalmatiens, un vieux
monsieur offre le journal du jour à un groupe de touristes, une infirmière fait
ses visites de routine aux personnes âgées du quartier, des enfants en uniforme
s'attroupent face à l'école, des dizaines de personnes font la queue pour
envoyer un courriel depuis l'un des rares sites habilités pour ce faire dans la
capital cubaine.
« Tout continue à l'identique », affirme le propriétaire
d'une galerie privée d'arts plastiques. Après avoir été obligé, il y a quelques
années, de fermer en vertu d'une décision officielle, le galeriste a rouvert il
y a quelques mois, tout comme d'autres espaces semblables qui prolifèrent le
long de la rue Obispo avec la permission ou la tolérance des autorités
locales.
« Parfois je pense une chose et d'autres fois je me surprends à
penser exactement son contraire. Ici, personne ne sait ce qui peut se passer
dans le futur », commente-t-il à IPS.
Six mois après sa dernière
apparition en public, la presse nationale continue à ne pas donner d'information
sur la santé du président Fidel Castro, déclarée « secret d'Etat ». En général,
elle ne reproduit pas non plus, sur cette affaire qui préoccupe tout le monde,
les déclarations isolées d'autorités, que ces autorités soient en faveur ou
contre le mandataire de 80 ans.
Dans une « proclamation au peuple »,
Castro a annoncé le 31 juillet que, après une opération de l'abdomen, il était
dans l'obligation de transférer « provisoirement » ses fonctions à la tête du
pays à son frère et ministre de la Défense, Raul Castro. De la même manière, il
a chargé un groupe de dirigeants, qui bénéficie de sa plus grande confiance, du
suivi des travaux prioritaires.
Des informations provenant de la presse
étrangère assurent que le président a subi plus d'une opération ces mois-ci,
qu'il souffre de problèmes de cicatrisation et qu'il aurait choisi lui-même la
méthode chirurgicale qui a été utilisée et a provoqué ce problème. Mais aucun de
ces détails n'a été officiellement confirmé.
Après sa discrète activité
diplomatique autour du XVIe Sommet du Mouvement des Pays Non-Alignés, en
septembre, après son apparition à la télévision le 28 octobre et son message de
fin d'année, Fidel Castro est resté absent jusqu'au mardi 30 janvier, sans
démentir ou accepter les informations contradictoires sur sa santé et son
possible retour au pouvoir.
La nouvelle vidéo, diffusée dans l'émission
de télévision Mesa Redonda, montre des images d'une visite rendue par le
président du Venezuela, Hugo Chavez, à son ami cubain, dans l'après-midi du 29
janvier.
Sur ces images, on y voit Castro debout, en train de discuter
et, même s'il n'est pas complètement rétabli, il est en bien meilleure forme que
lors de sa dernière apparition devant les caméras.
D'après ce qu'a dit
Chavez à la fin de l'enregistrement, au cours d'une conversation de deux heures
sur des sujets comme le changement climatique ou la crise énergétique mondiale,
il a trouvé son ami de « bonne humeur », avec une « bonne mine » et la «
lucidité de toujours ».
La dernière information était aussi arrivée sur
l'île de la bouche du dirigeant vénézuélien. Quelques jours auparavant, le 24
janvier, il avait lu une lettre de Castro et, pour preuve de son authenticité,
avait montré la signature de l'expéditeur aux caméras de télévision lors de la
cérémonie de signatures de 16 nouveaux accords de coopération entre les deux
pays.
« Nous sommes extrêmement heureux, Fidel, des nouvelles de ton
rétablissement qui nous arrivent », dit-il ce jour-là et, avec un optimisme
prononcé, il a assuré qu' « il n'est plus dans son lit de malade » et qu'il
marche « presque en trottant ».
Pour sa part, le vice-ministre des
Affaires étrangères cubain, Bruno Rodriguez, a assuré le 26 janvier alors qu'il
était au Guatemala, que Castro « continue de se tenir au courant des événements
essentiels » du pays, « il est consulté pour les décisions les plus importantes
» et il reprendra « le plein exercice de ses fonctions au gouvernement dès que
les médecins le jugeront approprié ».
Alors que la presse écrite et la
télévision s'ouvrent à des sujets comme l'inefficacité économique ou la
discrimination de la communauté homosexuelle, elles ne se font pas l'écho des
nouvelles sur Castro ni d'un débat intense mené par un groupe d'intellectuels
sur la politique culturelle du pays.
« Et ça, où ça s'est passé ? Je ne
comprends rien », a réagi un ingénieur de 37 ans à une déclaration de l'Union
Nationale des Ecrivains et Artistes de Cuba (Uneac) qui, publiée le 18 janvier
par le journal officiel Granma, laissait clairement entendre la position de
l'organisation sur la polémique, dont les détails n'ont jamais transparu dans la
presse nationale.
« C'est comme s'ils vivaient sur une île et nous sur
une autre », a commenté l'ingénieur à IPS ; il a en même temps revendiqué son
droit à être informé, « même si je ne suis pas un intellectuel et qu'il semble
que ce ne sont pas mes affaires ».
L'échange, qui a suivi son cours
après la déclaration officielle de l'Uneac, approfondit la réflexion sur les
conséquences d'une politique culturelle erronée qui, à la fin des années 60 et
pendant une bonne partie des années 70, a provoqué la censure d'œuvres, la
fermeture de collectifs artistiques et la mise à l'écart de brillants
écrivains.
Mais, au-delà du débat, peut-être le plus important enregistré
depuis l'annonce du retrait temporaire de Castro, au-delà des tensions
renouvelées avec les Etats-Unis et du nouvel élan donné à l'alliance avec le
Venezuela, l'« île réelle » semble être celle de tous ces gens qui, soir après
soir, s'assoient chez eux pour regarder la telenovela brésilienne ou cubaine du
jour.
« La vie continue, on ne peut pas attendre éternellement », dit
une employée d'Etat qui, à la fin de l'année dernière, a reçu l'information
qu'on lui accordait une licence pour louer une chambre de sa maison aux
touristes étrangers, autorisation qu'elle avait demandée « depuis on ne sait pas
combien de temps ».
« Je pensais que ma demande appartenait au passé, que
le gouvernement n'allait plus donner de licence à personne et, tout à coup, ils
m'ont surprise », a reconnu cette femme de 44 ans, habitante du centre
historique de la capitale cubaine, qui pourra dorénavant contribuer à l'économie
domestique grâce aux gains rapportés par cette activité indépendante.
Le
gel, que l'on a observé depuis 2000, dans l'octroi de licences pour l'exercice
d'un travail à compte propre, selon des modalités définies, n'a pas été annoncé
officiellement à l'époque, tout comme aujourd'hui on ne parle pas, non plus,
d'une possible réactivation.
S'il s'agit d'une tendance et non de cas
isolés, ce qui est très difficile à confirmer officiellement dans le contexte
actuel, la mesure pourrait être un signe du pragmatisme, surtout en matière
économique, que de nombreux observateurs attribuent à l'actuel président en
fonction.
Dans la même lancée s'inscriraient les tentatives pour
affronter la sévère crise des transports urbains, particulièrement à La Havane
qui compte plus de 2,2 millions d'habitants. « Si le gouvernement résout le
problème du transport, il élimine un foyer de tensions permanent », a dit à IPS
une cadre d'une entreprise mixte, qui a demandé à rester anonyme.
Des
spécialistes estiment que « les eaux pourraient être maintenues à leur niveau »
dans cette île des Caraïbes si le gouvernement, sous la conduite de Raul Castro,
réussit à augmenter l'efficience économique, à freiner l'inflation, à rénover le
transport urbain, à flexibiliser quelques réglementations économiques et à
maintenir ou élargir les espaces pour l'initiative privée.
D'autres
signalent que les transformations s'imposent aussi dans la sphère politique,
dans le domaine de la garantie de certains droits individuels comme la liberté
d'expression et d'association et l'ouverture de plus grands espaces permettant
l'action des acteurs les plus divers de la société civile cubaine.
Alors
que des analystes étrangers assurent que le « transfert de pouvoir » a déjà eu
lieu à Cuba, de nombreuses personnes, dans l'île, ne cherchent qu'à survivre,
sans laisser de côté l'incertitude quant à « ce qui viendra ». Ceux qui veulent
des changements, aussi bien économiques que politiques, ne manquent pas, mais
ils ne veulent pas renoncer aux progrès des dernières décennies.
« Voilà
la grande contradiction des Cubains. Moi-même je voudrais vivre mieux, avoir une
maison avec ma famille et ne pas vivre avec mes beaux-parents, avoir la
possibilité de quitter mon emploi et d'ouvrir un commerce, mais je ne veux pas
renoncer à certains droits comme l'éducation, le congé maternité, l'accès à
l'avortement. Ce n'est pas facile », dit la fonctionnaire.