Normalisation Cuba - Espagne : histoire, idéologie et realpolitik
vendredi 6 avril 2007, 20h44
Normalisation Cuba - Espagne : histoire,
idéologie et realpolitik
par Christian GALLOY - Analyste politique, directeur
de LatinReporters
MADRID (LatinReporters.com) - Elargissant la brèche
dans les réserves ou l'hostilité occidentales à l'égard du régime castriste,
l'Espagne socialiste de José Luis Rodriguez Zapatero a normalisé ses relations
avec Cuba. L'histoire, l'idéologie et la realpolitik expliquent ce revirement
dont les modalités, critiquées par la dissidence cubaine, bousculent la position
commune européenne.
La normalisation a été concrétisée par le ministre
espagnol des Affaires extérieures et de la Coopération, Miguel Angel Moratinos.
Reçu le 2 et 3 avril à La Havane par son homologue cubain Felipe Perez Roque et
par Raul Castro, ministre des Forces armées et chef de l'Etat par intérim depuis
l'hospitalisation de son frère Fidel en juillet 2006, M. Moratinos y a signé
notamment ce que la délégation espagnole dénomme "Accord pour l'établissement de
consultations politiques incluant un dialogue en matière de droits de
l'homme".
"L'Espagne est à nouveau un interlocuteur privilégié" a affirmé
Felipe Perez Roque, satisfait de ce qu'il appelle "une rectification, un
changement de cap". Le chef de la diplomatie cubaine a néanmoins précisé que le
dossier des "mercenaires" -les prisonniers politiques, plus de 300 selon l'Union
européenne (UE)- "n'était pas à l'agenda... C'est un problème interne à Cuba".
M. Moratinos a refusé de recevoir des dissidents, déléguant à cet effet, au
lendemain de sa visite, un haut fonctionnaire espagnol boudé par les principaux
opposants.
Plutôt qu'un changement cap, il s'agit d'un revirement, d'un
retour de l'Espagne aux relations bilatérales historiques avec son ancienne
colonie après le durcissement imprimé par le gouvernement conservateur de José
Maria Aznar (1996-2004). Le 5 juin 2003, sous l'impulsion de M. Aznar, des
sanctions communautaires diplomatiques furent décrétées par l'UE contre La
Havane après l'emprisonnement de 75 opposants et l'exécution de trois candidats
à l'exil qui avaient pris le contrôle d'une embarcation emplie de touristes.
Suspendues à l'initiative du gouvernement espagnol de M. Zapatero depuis le 31
janvier 2005, malgré l'avis contraire de dissidents cubains et de plusieurs pays
européens et sous réserve de réexamens périodiques (le prochain aura lieu en
juin), ces sanctions comprenaient la restriction des visites de haut niveau, une
réduction de la participation européenne aux événements culturels cubains, ainsi
que l'invitation de dissidents par les ambassades européennes à La Havane lors
de dates significatives.
Historiquement, même la dictature franquiste
avait maintenu des liens avec la révolution castriste. Mort en 1975, Franco
s'est toujours refusé à observer le blocus imposé par les Etats-Unis à l'île de
Fidel Castro depuis 1962. Le dictateur espagnol était galicien et le dictateur
cubain est le fils d'un émigré espagnol venu de Galice faire fortune à
Cuba.
En outre, dans le subconscient collectif espagnol, pardonner la
révolution cubaine harcelée par Washington, voire lui sourire, pourrait être une
forme de revanche durable contre les Etats-Unis, dont la flotte anéantissait en
1898 devant Santiago de Cuba l'escadre de l'amiral Cervera. Donnant l'estocade à
l'Empire espagnol, le "Désastre de 1898", comme on l'appelle depuis, a
profondément marqué l'évolution politique, économique et culturelle d'une
Espagne alors contrainte de se replier sur elle-même.
Quant à l'influence
de l'idéologie dans l'actuelle normalisation hispano-cubaine, avec le camouflet
implicite qu'elle inflige à Washington, il faut rappeler que le socialiste José
Luis Rodriguez Zapatero a remporté les élections législatives de 2004 grâce
surtout à son opposition à la guerre déclenchée par les Etats-Unis en Irak et
grâce à l'émotion soulevée par les attentats islamistes de Madrid (191 morts,
1.824 blessés) perpétrés trois jours avant le scrutin en représailles à la
décision du gouvernement de M. Aznar de participer à cette guerre.
Le
conservateur José Maria Aznar misait autant, sinon plus, sur les relations
transatlantiques que sur l'Europe et il se voulait l'allié privilégié des
Etats-Unis sur le Vieux Continent. Prenant quasi en tout, sauf en politique
économique nationale, le contre-pied de son prédécesseur, José Luis Rodriguez
Zapatero maintient ou subit dans ses relations diplomatiques avec Washington le
minimum fonctionnel et protocolaire, sans le moindre sommet bilatéral que George
W. Bush ne paraît lui-même pas souhaiter.
Le président américain a peu
apprécié non tant le retrait des militaires espagnols d'Irak, décidé par M.
Zapatero conformément à sa promesse électorale, que le caractère hâtif et non
concerté de ce retrait, au risque de la sécurité des troupes alliées et à la
satisfaction d'Al-Qaida, ainsi convaincue de l'efficacité du terrorisme
islamiste, en l'occurrence des attentats de Madrid.
En Amérique latine,
José Luis Rodriguez Zapatero salue avec sympathie, malgré quelques inquiétudes,
l'avènement des nouvelles gauches. Cuba demeurant la principale bête noire,
désormais avec le Venezuela, des Etats-Unis dans la région, la normalisation
hispano-cubaine s'inscrit naturellement dans la distanciation entre Madrid et
Washington. En envoyant à La Havane son chef de la diplomatie, unique ministre
de l'UE à s'y être rendu depuis la crise de 2003, M. Zapatero a donné,
volontairement ou non, plus de relief à cette distanciation. Il est vrai que
l'antiaméricanisme ambiant en Espagne peut, s'il ne devient pas outrancier,
contribuer à une nouvelle victoire socialiste aux législatives espagnoles de
2008.
Expliquant elle aussi la normalisation, la realpolitik s'appuie sur
les chiffres. L'Espagne est le 3e partenaire commercial de Cuba, après le
Venezuela et la Chine. Les échanges bilatéraux s'élevaient en 2006 à 932
millions de dollars, en croissance de 23% par rapport à 2005. Parmi les
entreprises étrangères inscrites à la Chambre de commerce de Cuba, 34% sont
espagnoles.
La participation espagnole s'étend à 31% des entreprises à
capital mixte, très présentes dans le tourisme, le tabac et les hydrocarbures.
Selon l'Union européenne, l'Espagne assurait 43% (525 millions de dollars) des
exportations des pays communautaires vers Cuba en 2004 (1,2 milliard de
dollars). La normalisation pourrait par ailleurs favoriser la réouverture du
dossier de la dette bilatérale. Cuba doit à l'Espagne 1,4 milliard de
dollars.
Enfin, la realpolitik va au-delà de l'économie. La longue
hospitalisation de Fidel Castro rend désormais palpable l'après-castrisme. Dans
ce contexte, malgré les critiques de la dissidence et les doutes de partenaires
européens, l'Espagne estime "impensable", comme l'a dit M. Moratinos, de ne pas
développer à Cuba "une politique constructive et de dialogue" dans laquelle
Madrid espère entraîner l'Union européenne. Il y va du leadership que l'Espagne,
à tort ou à raison, croit assumer dans les relations entre l'Europe et
l'Amérique latine.
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