A Cuba, les mails délient les langues
A Cuba, les mails délient les langues
Depuis début janvier, un «débat
électronique» d'intellectuels instaure une ébauche de critique du régime.
Par
Eric LANDAL
QUOTIDIEN : mercredi 14 mars 2007
La Havane envoyé
spécial
Les artistes et intellectuels cubains appellent ça «la petite
guerre des mails», «le débat électronique», ou «la petite glasnost». C'est plus
un débat qu'une guerre, mais ce pourrait être aussi une ébauche de révolte.
Chaque jour, depuis début janvier, des mails de colère pleuvent sur le réseau
Internet limité à Cuba, aussitôt redistribués vers une partie de l'élite
intellectuelle du pays, dont la liste grandit de jour en jour. Entre les lignes,
ou parfois ouvertement, on peut y lire une remise en cause de la révolution de
1959. «C'est en tout cas un débat totalement inédit, qui peut faire boule de
neige», commente un de ces intellectuels, qui préfère cependant garder
l'anonymat, preuve que la peur est toujours présente.
«Décennie noire».
L'affaire a commencé le 7 janvier avec la diffusion, sur la chaîne Cubavisión, d'un reportage à la gloire de Luis Pavón, sinistre personnage qui marqua, au tournant des années 60 et 70, comme patron du Conseil national de la culture, la période la plus sombre de la censure et de la répression du monde artistique la «décennie noire». C'est notamment l'époque où l'un des plus grands poètes cubains, Heberto Padilla, est emprisonné, puis soumis à un procès stalinien où il doit dénoncer ses amis et sa femme, avant finalement de pouvoir s'exiler. Luis Pavón, c'était «le grand paramétreur des artistes, celui qui leur enlevait leur salaire [...], les menait devant le tribunal [...] ou vers l'exil, [...] celui qui a même censuré des représentations de Guignol», écrit par exemple aujourd'hui le dramaturge Antón Aruffat, lui-même interdit de publication pendant quatorze ans, dans un des mails du «débat électronique».
La pression est aujourd'hui moindre sur les artistes et intellectuels, la liberté plus grande, à la condition qu'elle ne croise pas la dissidence. D'où justement leur angoisse : Raúl Castro et son équipe veulent-ils, en exhibant Luis Pavón, un retour aux années 70 ? Pourquoi la télévision, totalement aux ordres du pouvoir, a-t-elle ressorti des catacombes le sinistre sire ? «J'espère qu'il ne s'agit pas d'un signe de retour au stalinisme et à la chasse aux sorcières», écrit le poète Sigfredo Ariel. «La question demande une réponse urgente : pourquoi, en ce moment si particulier de l'histoire de notre pays, alors que notre peuple dépend de la convalescence du Commandant en Chef, se produit cette résurrection de Luis Pav ó n ?» écrit le critique littéraire Desiderio Navarro. Le ministre de la Culture a reçu en personne les plus grandes signatures de la «guerre des mails» et présenté ses excuses, affirmant que la diffusion du reportage avait été «une erreur». Le patron de la télévision cubaine aurait sauvé sa tête de justesse. «Mais, bizarrement, grâce au soutien plein et entier de l'appareil du Parti communiste, ce qui n'est pas vraiment rassurant», s'étonne un écrivain... La direction de la très officielle organisation de masse des artistes, l'Uneac (Union des artistes et écrivains de Cuba), le doigt sur la couture, ne sait pas sur quel pied danser : elle partage «la juste indignation de certains de nos écrivains et artistes les plus importants», mais critique ceux qui en ont profité, dans leurs mails, pour «nuire à la révolution» en «travaillant, évidemment, au service de l'ennemi».
«Rôle critique».
Car le «débat électronique» a très rapidement dépassé celui sur la seule
personne du censeur Luis Pavón. De mail en mail, le ton est monté : «Il faut de
nouveaux espaces de dialogues», «Il faut ouvrir le débat sur la liberté
d'expression et de conscience», sur «la responsabilité des politiques dans la
limitation du rôle critique des intellectuels» ... Un des plus courageux se
lance : «Si économiquement la révolution est un désastre [...], alors à quoi
a-t-elle servi ?» ... Même Mariela Castro, la propre fille de Raúl, connue,
entre autres, pour son indépendance de ton et sa proximité avec les
intellectuels, s'est fendue d'un mail, quoique sage : «Des moments de l'histoire
nous font honte [...], il faut les analyser pour éviter qu'ils se répètent.»
Selon un artiste, qui participe à la chaîne des mails, «il y a deux façons
de voir les choses : ou Raúl Castro, en ressortant la figure de Luis Pavón,
annonce une sorte de retour aux persécutions ; ou, en laissant vivre le débat,
il montre exactement le contraire. Une seule chose est sûre : du temps de Fidel
Castro, celui-ci aurait tout stoppé en cinq minutes».