Le fantôme de Fidel
« Ne cherchez pas le changement, il viendra de l'intérieur... »
Le fantôme de Fidel
Cinquante ans après l'épopée des « barbudos »
de la Sierra Maestra, que reste-t-il de la révolution cubaine ? Un Lider maximo
malade, et un régime lancé dans une évolution à la chinoise : continuité
politique et ouverture économique, coexistence entre le Parti et le
dollar...
De notre envoyé spécial à Cuba
Voilà deux heures qu'il
tourne, empalé sur une poutre de pin, au-dessus d'un grand lit de braises,
cuivré par le feu et la graisse qui crépite. Un solide cochon noir de 80 livres,
élevé dans la sierra, qui doit nourrir une famille cubaine et va griller une
bonne partie de la nuit de ce réveillon du Jour de l'An à Trinidad. La grande
maison se trouve tout près de l'église effondrée de Santa Ana, dans le centre
historique, mélange de rues empierrées, de trottoirs gondolés et de palais du
temps des colonies, autrefois riches de bois précieux, de baignoires en marbre
de Carrare, d'azulejos de Castille, d'opalines françaises et de cristal de
Bohême. Dans le grand jardin, mélange de verdure et d'atelier mécanique éclairé
par la lune, il y a trois perroquets en cage, un chien fou en liberté, des
marmites sur le feu, de la vapeur, des sauces qui refroidissent, un bric-à-brac
de vaisselle en fer blanc et 14 personnes qui hument l'odeur de la viande rôtie.
Un luxe inouï, même pour une famille de la petite nomenklatura.
Tout le monde
est là, José, 46 ans, le musicien et maître de la maison, ancien prof de
biologie et de mathématiques, qui joue de la guitare dans un restaurant pour
touristes ; sa fille, Zoé, 19 ans, étudiante en design, future restauratrice des
fresques des palais ; Carlos et Vilma, le neveu et sa fiancée, étudiants en
langues, volontiers insolents envers le régime ; un couple d'amis venus de Santa
Clara, lui, professeur de marxisme-léninisme, la cinquantaine, brun, chaleureux,
solide comme un dogme ; elle, chercheuse en « psychologie marxiste », amoureuse
du constructivisme de Piaget ; une poignée de grands-oncles et tantes,
vieillards transparents aux cheveux blancs, « Négrita », cuisinière noire de 84
ans, le corps rabougri, mais qui danse comme une jeune fille, et puis « Pépé »,
l'arrière-grand-père, sans âge, chapeau de paille sur la tête, cigare à la
bouche, l'oeil inquiet - «Un cochon doit cuire, pas brûler!» -, occupé à tourner
la lourde broche.
Ils sont tous là. Pourtant, il manque quelqu'un. Il n'était
pas invité, personne n'en parle, mais tout le monde l'attendait. Voilà quatre
mois qu'on ne l'a pas revu en public. Le 27 juillet, le vieillard a été opéré
d'une grave hémorragie intestinale. Les Américains parlent de cancer en phase
terminale. Pour les contrer, le gouvernement a fait venir de Madrid un célèbre
chirurgien espagnol qui a affirmé qu'il n'en avait pas. Fin octobre, la
télévision a diffusé des images du Lider maximo en survêtement, effectuant un
simulacre de gymnastique. Le 4 décembre, il était absent du défilé militaire
donné en son honneur pour ses 80 ans. Et ce soir, à la veille de l'an neuf,
rien, toujours rien, pas un mot, pas une image récente du « convalescent ». Pour
un homme habitué à faire des discours de sept à huit heures à son peuple et dont
la barbe couvre depuis quarante-sept ans les murs du pays, l'absence de Fidel
devient de plomb. Ce soir, autour du feu, personne ne parle de la maladie de
Fidel ou de sa mort. Par pudeur, par respect ou par crainte, mais tous savent
que le vieil homme, qu'il soit convalescent, grabataire ou mort, ne reviendra
pas à la tête du pays : Fidel est déjà devenu un fantôme.
On n'efface pas
l'image d'un homme d'un coup d'éponge quand il incarne un demi-siècle
d'histoire, un pays, une révolution. Fidel n'a pas seulement, en 1959, pris le
pouvoir chancelant de Batista, les armes à la main, en deux mois et avec 1 500
hommes en guenilles, il a toujours réussi à échapper à sa condamnation à mort
par les Etats-Unis, résisté à la chute du mur de Berlin et survécu à la fin de
l'empire soviétique. Il a inventé un système, un style unique, un mythe, une
épopée entre la jungle de la Sierra Maestra et La Havane promue óphare du
tiers-monde. Avec l'aide de « Che » Guevara, figure tragique du fils, intégriste
combattant et ombrageux transformé, par la grâce d'une photo historique et sa
fin de crucifié, en une icône des temps modernes, il a vendu de la passion, du
sang, de l'espoir et des rêves à toute une génération de la planète, avide d'une
révolution au grand coeur.
Que reste-t-il de Cuba, de son oeuvre, aujourd'hui
? Pour en avoir une idée, il faut fuir La Havane surpeuplée, envahie par les
voyageurs, le front de mer du Malecón, la vieille ville espagnole et la plaza de
la Revolución, à la fois magnifiques et délabrés, où les touristes vivent dans
le luxe et jouissent du pittoresque. Il suffit de quitter la capitale, d'abord
par « l'autoroute », voie rapide inégale, à l'asphalte quasiment vide, sans
aucune signalisation mais plantée d'immenses panneaux politiques, « Patría o
Muerte ». On roule en croisant quelques jeeps d'entreprises nationales, de vieux
bus d'Etat, d'antiques Chevrolet, Ford ou Buick, pas mal de vélos, de vieux
tracteurs russes et des carrioles à cheval. Partout, à la sortie d'une ville,
d'une usine ou sous un pont, des grappes d'hommes de tous âges, de femmes avec
bébé dans les bras, qui font signe aux voitures, en quête permanente d'un moyen
de transport.
Les routes de campagne, c'est-à-dire toutes les autres,
truffées de nids-de-poule, ont des allures de pistes africaines. On se perd
entre les espaces vides laissés par l'arrachage des champs de canne à sucre, une
immense « bananeraie Lénine » ou les vergers d'Etat, à perte de vue. Cuba
reconvertit son agriculture pour tenter de nourrir sa population. Mais dans les
villages, on voit surtout les corps maigres de ceux qui mangent trop peu ou les
corps gras de ceux qui mangent trop mal. Alimentation, transports, logement, le
pays souffre. Plus grave, il est coupé en deux. D'un côté, le rationnement et la
pénurie, ceux qui doivent se contenter d'un salaire mensuel en peso national
compris entre 10 et 15 dollars, alors que 200 grammes de lessive au marché noir
coûtent l'équivalent du tiers d'une retraite. De l'autre, les employés,
ouvriers, fonctionnaires qui désertent les bureaux, pillent leur entreprise,
revendent un boulon, un cigare, quelques grammes de café ou une tranche de
jambon et doivent inventer chaque jour le moyen d'obtenir les « pesos
convertibles », la devise qui permet d'acheter un produit étranger.
Douze
millions de Cubains, de tout âge, doivent se battre chaque jour pour vivre. Et
il n'y a pas de place pour une génération de trentenaires qui larmoient en
accusant leurs parents. José, le guitariste de Trinidad, ne vit pas de son
salaire de 12 dollars mais des pourboires laissés par les touristes.
Officiellement, il n'a pas droit à internet, au téléphone cellulaire ni aux
télévisions étrangères. Mais dans son salon il y a un ordinateur acheté, sans
mode d'emploi, à un ami. José l'a démonté, étudié et remonté pièce par pièce.
Aujourd'hui, il peut réparer à distance le PC d'un ami à Madrid et pirate les
logiciels nécessaires au disque qu'il enregistre avec sa guitare. Le génie
cubain : «Démonter un ordinateur, une voiture, adapter un carburateur de Lada
sur une Chevrolet des années 1950... Ici, on sait tout faire, dit José. Ah! Je
crois que le cochon est bientôt cuit.»
Il a vécu la « période spéciale »,
terrible, imposée en 1990 par l'effondrement du bloc de l'Est, quand le produit
intérieur brut a chuté de 35% et le commerce extérieur de 75%. Dans les
campagnes, les paysans retrouvaient au matin une vache qui boitait bas, amputée
d'un cuisseau pendant la nuit. Dans les villes, les pizzerias remplaçaient le
fromage par des morceaux de préservatif ou de peau de pamplemousse râpés et
frits à l'huile de vidange. A cette époque, Macholo, l'ami architecte et grand
restaurateur du vieux Trinidad, inventait une machine à photocopier avec des
néons et du papier ammoniaqué. Et José n'a jamais oublié que c'est la médecine
cubaine qui l'a sauvé d'une hépatite C, grâce à des séances gratuites
d'interféron. Depuis, Macholo l'artiste s'en est allé, emporté par une leucémie
foudroyante, mais, pour José, Fidel a su garantir la santé et l'éducation pour
tous : «Cuba a éradiqué la malaria, la fièvre jaune, la tuberculose. Pas comme
en Amérique latine! Et quand ma fille fait de longues études d'art, cela ne me
coûte pas un sou.»
De l'autre côté des braises, Pépé agite son chapeau de
paille. Cette fois, le cochon est cuit. Et c'est le professeur de fac en
marxisme-léninisme qui s'apprête à le découper scientifiquement à la machette.
Il vient de passer deux ans au Venezuela comme coopérant dans l'enseignement. La
pratique est devenue courante. Cuba a envoyé 26 000 médecins exercer dans toute
l'Amérique latine. Face à la pénurie de pétrole, Fidel vend ses services
d'éducation et de santé. Une odeur forte de viande et de rhum monte dans le
jardin. Déjà, la chair brûle les doigts gourmands qui arrachent des lambeaux,
les plongent dans le gros sel avant de les engouffrer. On mange en découpant et
le prof assène : «Le néolibéralisme a montré sa fragilité. Fidel a inventé et
adapté le communisme au tiers-monde. L'embargo américain va bien sûr continuer.
Fidel est la «lumière» du pays. Il peut s'en aller, mais le système est bien
établi.» Autour de lui, les autres n'écoutent pas, trop occupés à approcher une
bassine, à remplir les plats de riz gris et de yucca ou à décapsuler une
bouteille de bière.
Avec l'âge, Fidel lui-même était angustiado, angoissé,
obsédé par l'idée que le socialisme cubain risquait de ne pas lui survivre. Dans
un discours prononcé en novembre 2005, il avait mis en garde : «Ce pays peut
très bien s'autodétruire, cette révolution peut signer sa propre fin!» Cette
fois, il ne parlait pas de la menace américaine : «Eux ne peuvent pas nous
détruire, mais nous, nous le pouvons.» Et il avait martelé : «Nous pouvons
détruire cette révolution et ce serait de notre faute.» Ce n'était pas là le
simple frisson d'un vieillard sentant venir sa fin. L'ancien révolutionnaire
lisait toujours avec attention la synthèse des « sondages d'opinion secrets », 5
000 rapports quotidiens recueillis par les militants qui écoutent, sondent et
surveillent l'âme populaire. Quand Fidel s'est rendu compte que les Cubains ne
supportaient plus les apagons, ces longues coupures de courant, les nuits sans
climatiseur, les moustiques et la chaleur humide qui épuise avant même la
reprise du travail, il a commandé des milliers de générateurs coréens et
allemands et ordonné qu'on connecte toutes les sources d'énergie entre elles,
centrales électriques et générateurs, quitte à tout faire sauter dans quelques
années. Qu'importe ! Il fallait répondre à l'urgence populaire.
Toute sa vie,
Fidel a su jouer aux échecs avec l'ennemi. Pendant la « période spéciale », il a
permis la circulation du dollar, l'ouverture de restaurants privés et de marchés
agricoles, développé le tourisme et ainsi évité l'explosion. L'été 1994, des
dizaines de milliers de Cubains fuient par la mer à bord de radeaux. Que fait
l'homme de fer ? Rien. Le régime ouvre les doigts, inonde les plages de Floride
de réfugiés, embarrasse les Etats-Unis et se débarrasse dans le même temps d'une
foule d'opposants. Et quand les émeutiers envahissent le front de mer du Malecón
avec des briques et des pierres, Fidel va sur place, descend dans la foule et
les manifestants lâchent leurs armes pour l'acclamer : «Viva Fidel!»
En 2000,
tout change. Les nouvelles relations avec le Venezuela de Hugo Chávez - devenu
premier partenaire de l'île avec 1 milliard de dollars d'échanges commerciaux -
lui permettent de recevoir 90 000 barils de pétrole par jour contre l'envoi de
médecins et d'enseignants. Immédiatement, Fidel l'autoritaire resserre son
étreinte, fait taire les journalistes dissidents et expédier 75 opposants en
prison. Au printemps 2006, il lit les derniers rapports sur l'état des
consciences. Ils sont alarmants. Le mot revolución sonne de plus en plus creux,
les Cubains font semblant de travailler puisqu'on fait semblant de les payer,
trois générations regardent trois télés différentes, la chaîne officielle pour
les anciens, les telenovelas pour les parents, les clips sauvages ou internet
pour les jeunes qui rêvent de cinéma, de musique, de voyage et d'un autre
avenir. Rien ne sert d'arrêter les jeunes et de les envoyer en prison au motif
légal inédit d'une « prédélinquance » ! L'épopée du « Granma », le Che, la
guérilla de la Sierra Maestra, la lutte contre l'impérialisme... le discours
officiel fait l'effet d'une petite musique de nuit, l'esprit révolutionnaire est
dans le coma.
Voilà pourquoi Fidel, le chef de guerre, lance son dernier
combat : la «bataille des idées», sorte de révolution culturelle menée par des
gardes rouges. Cuba les a surnommés les «talibans», avec un commandement central
de fidèles de l'Union des Jeunesses communistes. Sur le terrain, le pouvoir
organise la mobilisation par des défilés, et des bataillons de «travailleurs
sociaux» ont pour mission d'intervenir dans tous les domaines de la vie
quotidienne, de faire du porte-à-porte pour vérifier l'utilisation de nouvelles
ampoules plus économiques ou l'installation d'un autocuiseur chinois, et de
fortifier la conscience révolutionnaire de l'habitant. Mais la révolution
culturelle n'aura pas lieu, la maladie du Lider a sans doute mis un terme à la
grande bataille des idées. A la tête du pays, leader « provisoire », Raúl
Castro, son frère, n'a que cinq ans de moins, la main aussi ferme, voire
brutale, mais un agenda révolutionnaire plus pragmatique. «Mieux vaut des
haricots que les canons», disait à ses officiers le ministre de la Défense en
1993, en pleine « période spéciale ». Il réagit en chef d'entreprise, réduit de
manière drastique les effectifs militaires, de 250 000 à 60 000
hommes.
Depuis une loi de 1994, l'armée doit désormais subvenir à ses besoins
et son poids ne cesse de grandir dans tous les secteurs de l'économie :
tourisme, transports, télécommunication, distribution, import-export...
Aujourd'hui les FAR (Forces armées révolutionnaires) contrôlent 322 des plus
grandes entreprises cubaines, 20% des salariés et 90% des exportations. Dans ses
restaurants touristiques, l'armée vend aussi bien des langoustes que
d'excellents havanes. Le régime a envoyé des commandos d'officiers se former à
l'étranger, loin des armes mais tout près du management. Et c'est cette
nouvellegénération d'officiers qui dirige les nouvelles
entreprises.
«Personne, ici, ne croit à une insurrection, à un coup d'Etat ou
à un effondrement du régime, dit un vieil observateur de Cuba. Ne cherchez pas
le changement, il viendra de l'intérieur. Continuité politique, ouverture
économique, tout est déjà en place pour évoluer vers un système à la chinoise.»
A l'en croire, Raúl le pragmatique serait presque prêt, encore occupé à écarter
les « talibans » et à gagner les coeurs des intellectuels et des cadres du
Parti. Fidel est malade, mais rien ne changera vraiment avant sa mort. Il y a
des choses qu'on ne peut pas faire de son vivant, par respect pour le frère
aîné, le père de la nation. Et après ?
A minuit, dans le jardin de la maison
à Trinidad, le brasier était éteint, la broche vide et le cochon noir englouti.
Toute la famille, repue, s'est installée devant la télévision officielle et on a
applaudi la salve de canons donnée sur le Malecón. Quand le présentateur a
appelé ses « compatriotes » à saluer Fidel, tout le monde a repris : «Viva Cuba!
Viva Fidel!» Puis on a éteint la télévision pour s'asseoir sous le grand patio
délabré. Quelqu'un a frappé à la porte et deux hommes et une femme sont entrés
avec des guitares. Eux, avec des corps de lutteurs, des mains de paysans mais
des doigts d'artistes ; elle, brune et belle, un grain de beauté noir sur la
joue et une voix de cantatrice. José l'a accompagnée, les larmes aux yeux :
«Quand je chante, je pleure.» Puis il a joué « El Tiempo pasa » et tous, jeunes
et anciens, ont été emporté par la nostalgie, comme s'ils veillaient un fantôme
géant, le terme d'une histoire, la fin d'un monde.
Jean-Paul Mari
Le
Nouvel Observateur
http://hebdo.nouvelobs.com/p2202/articles/a330381.html