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(Pas le) Centre Ernesto Che Guevara
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7 décembre 2006

Che Guevara: Le "petit boucher" de la Cabaña

Che Guevara: Le "petit boucher" de la Cabaña

Durant les premiers mois qui suivent la victoire de la révolution cubaine, le comandante Guevara se retrouve à la tête d'une forteresse militaire. Sa mission : superviser les exécutions des anciens du régime de Batista, puis de révolutionnaires jugés trop timorés. Avec un zèle manifeste !

Par Jacobo Machover

Les exécutions sont non seulement une nécessité pour le peuple de Cuba mais également un devoir imposé par ce peuple. » Telle est la réponse, datée du 5 février 1959, signée du commandant en chef du département militaire de la Cabaña, une ancienne forteresse coloniale de La Havane, Ernesto Che Guevara, à une lettre de son compatriote, l'Argentin Luis Paredes, qui s'inquiète des exécutions quotidiennes et massives que rapporte la presse internationale. Guevara ajoute : « J'aimerais que vous vous informiez par une presse qui ne soit pas tendancieuse afin de pouvoir apprécier dans toute sa dimension le problème que cela suppose. »

La presse non « tendancieuse », notamment Revolución, l'organe du Mouvement du 26-juillet (M 26-7), l'organisation dirigée par Fidel Castro, informe effectivement au quotidien, sans rien cacher, des exécutions perpétrées dans l'ensemble de l'île, particulièrement à la Cabaña, et ce depuis les premiers jours de la prise du pouvoir par les barbudos.

Les tribunaux révolutionnaires siègent sans discontinuer dans toutes les casernes, depuis la Moncada, à Santiago de Cuba, à l'est de l'île - sous les ordres de Raúl Castro, le frère de Fidel -, jusqu'à la Cabaña, à La Havane, sous les ordres, elle, de Guevara depuis le 3 janvier. Leur rôle est d'en finir avec les « sbires » de la dictature de Batista afin d'empêcher toute possibilité contre-révolutionnaire et, surtout, de répandre la terreur vis-à-vis de quiconque aurait l'intention de se soulever contre le nouveau pouvoir.

Les titres et les éditoriaux de Revolución assument, sans aucun état d'âme, les sentences prononcées après des simulacres de procès qui aboutissent, en règle générale, à la peine capitale. Le ton est radical, surtout après les premières critiques de la presse américaine : « Suspendre les exécutions reviendrait à irriter le peuple », « Contre le pardon », « N'arrêtez pas la justice exemplaire », « Les exécutions éviteront davantage de sang » (sic), « Pourquoi nous fusillons les criminels de guerre », etc. Les tribunaux prononcent ainsi leur verdict sous les feux de la rampe.

Raúl Castro ordonne des exécutions massives dans l'est du pays. En un seul jour, soixante-huit personnes sont passées par les armes. Revolución l'annonce fièrement à la une : « Exclusif ! Voyez la liste des fusillés à Santiago de Cuba. »

A la Cabaña, les procès ont lieu en présence des journalistes. Quelques heures, parfois quelques minutes suffisent pour envoyer à la mort des hommes considérés comme des tortionnaires ayant servi la dictature mais aussi des gens qui n'ont joué aucun rôle dans la répression. Il suffit d'une dénonciation, de quelques cris poussés par un homme ou une femme assoiffés de vengeance, pour que la sentence soit prononcée et, quelques heures plus tard, pendant la nuit, mise à exécution.

Des « volontaires » sont mis à contribution. Parfois, ce sont des membres de la famille des « martyrs de la Révolution » qui sont invités à faire partie du peloton. C'est le cas d'Olga Guevara (sans aucun lien de parenté avec le guérillero), soeur d'un révolutionnaire assassiné, qui répond à cette étrange invitation (faire partie de ceux qui vont exécuter un des condamnés à mort) par une fin de non-recevoir : « Ce militaire-là a tué mon frère et trente habitants de Pilón, mais je ne pourrais pas tirer sur lui de sang-froid. » Ce sera le seul témoignage critique sur les exécutions publié dans Revolución.

Pour la plupart, les exécutants des basses oeuvres sont les soldats de la caserne de San Ambrosio, aux ordres d'un des guérilleros qui comptera parmi les fidèles du Che, l'accompagnant de la Sierra Maestra jusqu'au Congo et en Bolivie, avant son exil en France en 1996, qui forment le gros des pelotons : Dariel Alarcón Ramírez, dit « Benigno ». Lui-même les emmène parfois à la Cabaña, où il voit le Che. Il entend aussi les témoignages des soldats qui décrivent Guevara observant les exécutions, en fumant un cigare sur le mur qui surplombe le fossé de la forteresse. « Pour ces soldats qui, jamais auparavant, n'avaient vu le Che, c'était quelque chose d'important. Cela leur donnait beaucoup de courage », raconte-t-il aujourd'hui.

De fait, la présence de Guevara est alors une caution et un stimulant pour les soldats. Mais le Che lui-même n'est qu'un exécutant. Les ordres viennent de plus haut. Ils arrivent sous la forme d'enveloppes scellées, tous les soirs vers six heures. Selon le témoignage de « Benigno », Guevara les attend avec impatience, faisant preuve d'une étrange nervosité lorsque le messager prend du retard. Ces plis contiennent les sentences qui vont être prononcées un peu plus tard par le tribunal révolutionnaire de la Cabaña, le plus important et le plus implacable qui, toutefois, ne fait que suivre les instructions de Fidel Castro en personne.

Il est rare que quelqu'un soit acquitté. C'est soit la peine de mort, soit dix, vingt, trente ans de prison. Ce sont d'abord les hommes de l'armée de Batista qui sont condamnés. Les exécutions sont filmées et les images diffusées ensuite à la télévision et aux actualités cinématographiques projetées sur grand écran. Ainsi, dans l'un des films conservés, on voit un ex-militaire noir se plier en deux après la décharge des fusils puis tomber à la renverse dans le fossé. Dans un autre film, on voit le chapeau d'un des principaux officiers de l'armée vaincue s'envoler au moment où il va lui aussi s'écrouler dans le fossé. Celui-ci avait d'abord été jugé dans un stade de base-ball, devant une foule enhardie et face aux caméras de télévision. Il avait même osé comparer son procès à un « cirque romain ». Devant le tollé d'une partie de la population cubaine et de la presse américaine, il fut rejugé, plus discrètement cette fois, mais n'échappa pas à la mort.

Les journaux, surtout le grand hebdomadaire Bohemia, reprennent des séquences photos pleine page et racontent dans le détail ce qui se passe au cours des procès, particulièrement les témoignages des dénonciateurs. Les juges improvisés (peu de temps auparavant, ils se trouvaient encore dans les maquis) ne font que suivre les demandes des procureurs (eux aussi improvisés), elles-mêmes dictées par l'ancien avocat Fidel Castro, qui ne s'embarrasse guère d'arguties légales. La révolution n'est-elle pas source de droit ? C'est en tout cas ce qu'affirment certains juristes importants qui, eux, n'étaient pas improvisés.

La presse, essentiellement Bohemia, tout de suite après la prise du pouvoir par Castro, avance le chiffre de vingt mille morts, chiffre invérifiable et manifestement exagéré, qui a pour but de donner une dimension autrement épique à une guérilla facilement venue à bout d'une armée démoralisée et peu préparée à faire face à des adversaires décidés. L'exagération, abondamment illustrée par des photos de cadavres de révolutionnaires et de civils en première page des journaux, vise aussi, bien sûr, à justifier les procès organisés sans les moindres garanties judiciaires.

Il arrive pourtant que des juges refusent de condamner sans preuves des accusés. C'est le cas des pilotes de l'armée de Batista accusés d'avoir bombardé des villes et des villages pendant cette guerre qui n'en fut pas une. Les membres du tribunal qui osent acquitter les pilotes sont aussitôt démis de leurs fonctions. Fidel Castro, qui n'a que faire de la séparation des pouvoirs, accourt devant le tribunal pour faire office de procureur et annuler la sentence trop clémente à son goût, si bien que les pilotes sont de nouveau condamnés, quelques jours plus tard, au cours d'un autre procès.

Che Guevara, lui, est plus discret. Il n'use guère de ses talents oratoires, beaucoup moins développés que ceux du commandant en chef, pour parvenir à la condamnation des accusés. Il lui suffit de recevoir les ordres pour les faire appliquer. Au cours des premiers mois de 1959, pendant lesquels il officie à la Cabaña, près de deux cents exécutions documentées, avec le nom des victimes et la date de leur mort, sont à mettre directement à son compte. C'est ce qui lui vaut, à l'époque, le surnom de carnicerito (le petit boucher) de la Cabaña.

Le boucher principal, lui, ne trempe pas directement ses mains dans le sang. Castro se contente de déclarer à la foule : « Il n'y aura plus de sang. » Les journaux annoncent la suspension des exécutions, puis, le jour suivant, leur reprise. La clémence n'est que de courte durée.

Le Che, cependant, ne se contente pas d'appliquer les ordres de l'état-major, de juger les accusés, si toutefois l'on peut considérer cela comme des jugements, et de veiller à leur application immédiate. Il pratique également des simulacres d'exécution et des sévices moraux. Selon le témoignage de Fausto Menocal, qui n'a échappé à la mort que parce qu'il était membre de la famille d'un ancien président de la République de Cuba, Guevara a été son geôlier personnel pendant près de deux jours : « J'ai dû rester debout quarante heures, jour et nuit, sans manger, sans boire, devant lui, dans son bureau. C'était un long couloir où des hommes en armes allaient et venaient, pour lui faire signer des ordres et recueillir ses instructions. Ils se moquaient de moi lorsqu'ils me voyaient. C'était Guevara lui-même qui m'interrogeait. Un soir, après avoir été enfermé dans une cellule, il est venu me voir pour me dire : "Ecoutez, Menocal, nous allons vous fusiller cette nuit." J'ai été amené devant le peloton d'exécution. On m'a attaché à un poteau, on m'a bandé les yeux, puis il y a eu une décharge de fusils. Alors, on est venu tirer le coup de grâce. J'ai senti sur ma tempe un grand coup. C'était en fait un coup porté à la crosse du fusil, à la suite de quoi je me suis évanoui. »

Fausto Menocal était accusé, à tort, d'être un mouchard à la solde de Batista. Il fut emprisonné dès les premiers jours de janvier 1959 pour n'être relâché qu'en avril. Après quoi, il prit le chemin de l'exil.

Guevara s'acharne particulièrement sur ceux qu'il considère comme étant des « mouchards » ou des « sbires » de la dictature. Mais ensuite vient le tour d'anciens révolutionnaires.

Nombre de ceux qui, imprudemment, avaient fait l'éloge de la répression, qui n'avait pour but que d'instaurer la terreur autour du chef suprême, se trouvent pris dans un engrenage dont ils ne peuvent plus sortir. C'est le cas de Huber Matos, l'égal de Guevara et de Camilo Cienfuegos lors de la guérilla de la Sierra Maestra, qui fut l'un des principaux chefs guérilleros avant d'être nommé gouverneur miliaire de la province de Camagüey, au centre du pays. Tous ont trempé, à un degré ou un autre, dans les exécutions qui ne cesseront jamais au cours d'un demi-siècle de révolution (précisons que le castrisme s'est chargé de rétablir la peine de mort, abolie par la Constitution de 1940). Ils semblent d'ailleurs appuyés ou entraînés par des foules déchaînées qui réclament dans la rue et dans les meetings officiels « ¡ Paredón ! ¡ Paredón ! » (« Au poteau ! Au poteau ! »).

Matos ne conteste pas la légitimité de la répression barbare, mais il manifeste son désaccord avec le tournant pris par le gouvernement révolutionnaire dans le sens d'une plus grande radicalisation et d'un rapprochement avec l'Union soviétique. Il envoie alors une lettre de démission à Fidel Castro. Il est aussitôt arrêté par Camilo Cienfuegos - qui disparaît quelques jours plus tard dans un accident d'avion dont jamais on n'a retrouvé les restes. Au procès de Huber Matos, c'est le commandant en chef lui-même qui assume le rôle de procureur, face à un accusé qui n'échappe à la mort que pour être condamné à vingt ans de prison.

Guevara, pour sa part, a su rester en retrait de ces dissensions au sommet et de ces purges. Il est le fidèle parmi les fidèles, au même titre que Raúl Castro. Jamais il n'émet la moindre critique. Au contraire, il pousse dans le sens d'un virage plus rapide vers le communisme. Il en devient même le théoricien, celui qui est chargé de visiter les pays socialistes et de défendre la révolution cubaine dans les tribunes internationales.

Même à l'étranger, il est marqué par son passé, celui des quelques mois passés à la Cabaña. Après un discours devant l'Assemblée générale des Nations unies le 11 décembre 1964, il est interrogé par les délégués de certains pays latino-américains et par celui des Etats-Unis sur la répression dans l'île. Il répond sans ambages : « Nous avons fusillé, nous fusillons et nous continuerons à fusiller tant que cela sera nécessaire. Notre lutte est une lutte à mort. »

En 1964, cela fait déjà longtemps que les annonces et les photos des exécutions ne s'étalent plus en première page des quelques publications qui paraissent encore dans l'île. Quelques mois plus tard, d'ailleurs, il n'en restera plus qu'une : le quotidien Granma, organe du comité central du Parti communiste de Cuba, né de la fusion de Revolución et du quotidien du Parti socialiste populaire (l'ancien PC stalinien), Hoy. L'annonce de cette fusion, par « manque de papier », est faite par Castro dans son discours de mise en place du comité central, prononcé le 3 octobre 1965. Dans ce même discours, il donne lecture à la lettre d'adieu du Che (lire page 52).

Les propos de Guevara aux Nations unies, sa revendication publique des actes les plus barbares de la révolution, ne sont pas pour rien dans son départ forcé de Cuba. Il est trop radical pour Castro. Son image n'est pas celle d'un libertaire idéaliste, mais plutôt d'un homme de pouvoir implacable. Les paroles contenues dans sa lettre, adressée à Fidel, dans laquelle il envisage son propre sacrifice plutôt que la mort des autres, contribueront à modifier son image : « Si mon heure définitive arrive sous d'autres cieux, que l'on sache que ma dernière pensée sera pour ce peuple et spécialement pour toi. »

Ainsi, peu à peu, Che Guevara va acquérir une autre dimension. L'homme qui a procédé à tant d'exécutions laisse place au guérillero qui n'hésite pas à donner sa vie pour ses idéaux. Le passé de bourreau est ainsi occulté au profit de l'idée de martyr. Sa mort en Bolivie dans des conditions sordides consolidera le mythe. Mais, pour les descendants des fusillés, le révolutionnaire argentin restera à jamais l'homme des tribunaux révolutionnaires et des pelotons d'exécution de la Cabaña. L

Né à La Havane en 1954, Jacobo Machover réside à Paris depuis 1963. Il enseigne également à l'Ecole supérieure de gestion de Paris. Il est l'auteur de Cuba, totalitarisme tropical (10/18), et prépare un ouvrage sur Che Guevara, à paraître chez Buchet-Chastel. Les témoignages ont été recueillis par l'auteur qui est aussi le traducteur des textes de Guevara.

http://www.historia.presse.fr/data/mag/720/72005401.html

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