J'espère mourir cubain à Cuba
«J'espère mourir cubain à Cuba»
A Miami, la maladie de Fidel Castro a
redonné des espoirs à l'importante communauté cubaine en exil.
Par
Jean-Hébert ARMENGAUD
QUOTIDIEN : jeudi 9 novembre 2006
Miami envoyé
spécial
«Ici, on vient tuer le temps jusqu'à ce que le temps nous tue», sourit
Mario, 80 ans, qui regarde, appuyé sur sa canne, les joueurs de dominos. Le
«parc des dominos» en fait quelques tables et bancs aménagés et protégés par
un auvent ferme un bloc de la «Calle Ocho», 8th Street, la rue principale de
Little Havana, le quartier cubain de Miami. «En fait, de moins en moins cubain,
grogne Mario, maintenant il y a plein de Nicaraguayens, de Honduriens, de
Salvadoriens, de Mexicains...» Mais le parc des dominos reste le lieu de
rendez-vous des vieux Cubains de Little Havana, les «historiques», ceux qui ont
vécu la révolution castriste de 1959, l'ont fuie, l'ont maudite, jusqu'à ce que
l'exil se prolonge en toute une vie.
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mortuaire. De chauffeur de bus à La Havane, Mario est devenu à Miami ouvrier
dans une usine d'aluminium puis mécanicien d'aviation... avant l'heure de la
retraite dans le parc des dominos. «Ça fait longtemps que j'ai tourné la page,
je ne retournerai plus à Cuba quoi qu'il arrive, de toute façon, je n'y connais
plus personne.» Quoi qu'il arrive : si Castro meurt et que la situation évolue
sur l'île. Il se souvient du 31 juillet, quand le dictateur a annoncé qu'il
venait d'être opéré, à 79 ans, et qu'il transmettait tous ses pouvoirs
«provisoirement» à son frère Raúl, 75 ans. Quelques milliers de Cubains ont fêté
sa mort par anticipation dans la Calle Ocho. «Il ne faut pas souhaiter la mort
d'un être humain ? disait une pancarte. Mais Castro n'est pas un être humain.»
«Au coin d'une rue, dit Mario, ils ont même déposé une couronne mortuaire. Elle
s'est desséchée, et Castro, lui, est toujours vivant... C'était des petits
groupes qui ont réagi à chaud. Le jour où il mourra, alors, oui, Miami se
paralysera.» Deux millions de Cubains sont exilés à travers le monde près d'un
cinquième de la population de l'île dont 600 000 dans le comté de Miami Dade.
Un Cubain qui vit aux Etats-Unis, mais loin de Miami, est, disent-ils,
«doublement exilé»...
Malgré son nom, la Calle Ocho n'est pas une rue mais
une longue et large avenue commerciale qui se décline en espagnol ou en
spanglish. Depuis les bouis-bouis El Rey de las fritas cubanas ou les petits
supermarchés Market La Esquina tropical jusqu'aux compagnies d'assurance
Estrella Insurance ou aux salles de spectacles Rumba Night. Et un MacDo,
aussi, le seul des Etats-Unis, dit-on, à servir en accompagnement du riz aux
haricots. Les tables du Versalles, le meilleur restaurant cubain de la rue,
bruissent toujours des rumeurs sur la santé de Fidel Castro. «Il a un cancer de
l'intestin, dit l'un, mais il refuse la chimiothérapie, il ne veut pas perdre sa
barbe, Castro sans sa barbe, ce n'est plus Castro...» «Non, il est en phase
terminale du sida, assure un autre, c'est la seule explication pour sa perte de
poids [près de 20 kilos, ndlr]... »
Sans espoir. Mais Little Havana spécule
surtout sur «le jour d'après» la mort du caudillo tropical. Miguel, un jeune
professeur de lycée, arrivé à la fin des années 90, n'espère pas de changements
rapides : «Le pays aura droit à de la musique patriotique sur les radios, puis à
d'interminables jours de deuil national, mais il n'y aura pas de soulèvement
populaire, c'est impossible. Cuba est un pays où tout le monde a peur d'être
dénoncé par son voisin, un pays où aucune réunion n'est possible. Alors, qui
pourrait organiser la moindre manifestation ? De plus, depuis le 31 juillet,
l'armée est mobilisée, jusqu'aux réservistes, sous le prétexte ridicule de
repousser une éventuelle invasion américaine. Or, le Cubain a appris depuis
longtemps à baisser la tête dans la rue quand il voit passer un camion de
l'armée...»
A plus long terme, l'autre question qui taraude les esprits,
c'est ce que fera Raúl Castro une fois installé au pouvoir. «Soit il ébauche des
réformes économiques et politiques, estime Tony Santiago, soit il devra
affronter des pressions populaires. Il n'a ni le charisme ni le pouvoir absolu
de son frère, mais le pays est dans un tel état de paupérisation que ces
pressions auront lieu tôt ou tard.» Tony Santiago, représentant à Miami du Parti
social-démocrate cubain clandestin sur l'île, où son dirigeant principal,
Vladimiro Roca, a déjà fait cinq ans de prison , est un autre «historique». Il
a combattu pour la même révolution que Castro, contre l'ex-dictateur Fulgencio
Batista. Il sort une vieille photo où lui et une quinzaine de ses compagnons du
Parti révolutionnaire cubain authentique posent à Mexico, en 1955, avant d'aller
combattre sur l'île. Il énumère : «Lui, c'est Batista qui l'a exécuté ; lui,
c'est Castro qui l'a fusillé ; lui, c'est aussi Castro qui l'a mis en prison
pour vingt ans ; lui, c'est l'armée de Batista qui l'a tué...» Comme beaucoup
d'autres, Tony Santiago, juste après la révolution, va grogner contre la
confiscation du pouvoir par les frères Castro. «Un jour, un ami haut placé m'a
dit que j'avais l'air de me laisser influencer par la contre-révolution. Un
autre jour, j'ai appris qu'un procureur préparait contre moi un dossier pour
conspiration. Je n'aurais peut-être pas été fusillé, mais j'aurais pu en prendre
pour trente ans, et là-bas, tu les fais jusqu'au dernier jour, les trente
ans...» C'était en 1962, trois ans après la révolution. Alors, il se réfugie
dans une ambassade, et s'exile, à Miami lui aussi. Contrairement à la plupart
des exilés, il n'a jamais demandé la nationalité américaine. «Je suis cubain et
j'espère mourir cubain à Cuba. Et si je meurs loin de mon pays, cinq minutes
avant ma mort, je serai encore en train de rêver que je rentre à Cuba.»
«Reconstruction». Le retour ? Tous semblent s'être posé la question, sans
forcément avoir trouvé la réponse. «Je ne me vois pas laisser mes enfants,
mariés à des Américains, je voudrais être des deux côtés, vivre ici, mais
travailler là-bas, participer à la reconstruction humanitaire du pays», explique
Frank Hernández Trujillo, instituteur, fondateur de l'ONG Groupe de soutien à la
démocratie. Par courrier mais à travers un pays tiers pour ne pas attirer
l'attention ou par des «mules», des passeurs, il fait parvenir à Cuba ce que
lui demandent ses correspondants sur l'île : prisonniers politiques, groupes
proches des Eglises, francs-maçons, médecins... «La révolution, le système
plutôt, est insoutenable, pas seulement parce qu'il est répressif mais aussi
parce qu'il est incompétent : Cuba manque de tout, à commencer par les aliments,
les médicaments et les vêtements.» Alors, il envoie de l'aspirine, des
vitamines, des produits antipoux, des médicaments pour la circulation du sang,
contre l'arthrose ou contre l'asthme... Des boissons vitaminées, des pots de
compote, des soupes et des oeufs lyophilisés... «La reconstruction sera longue.
De toute façon on n'en est pas là. Même si le père de la patrie meurt, la
gérontocratie est toujours là.»
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