Entre l'enfer et le paradis
Le samedi 18 mars 2006
LE SYSTÈME D
Entre l'enfer et le paradis
La Havane
Cuba est un purgatoire dont on ne voit pas le bout. Le système
séduit à prime abord, mais on voit vite que ça craque de partout. La vie au
quotidien est ardue, exigeante. Le système D vient heureusement à bout de bien
des contrariétés. De ces contrariétés que les touristes ne voient pas, ou si
peu.
Te espero. Je t'attends. Les mots sont gravés sur le
bracelet de Juan Gonzalez. C'est une femme, une Française, qui le lui a offert.
Comme ce mémorable souper aux chandelles au chic Maxim's de Paris. Et comme
toutes ces nuits, ardentes, au coeur de la Ville lumière. «Elle était folle
amoureuse de moi, confie-t-il en effleurant la chaînette argentée du bout des
doigts. Mais elle n'a pas réussi à me retenir.»
Malgré les privations,
malgré la dictature, Juan Gonzalez ne voudrait quitter Cuba pour rien au monde.
Pas même une femme.
Nous sommes attablés à la terrasse d'un bistrot qui
n'accepte que les pesos convertibles, la monnaie des touristes, presque
inaccessible aux Cubains ordinaires. Autour de nous, des étrangers ventrus et
grisonnants se pavanent aux bras de Cubaines plus jeunes et plus mignonnes les
unes que les autres. Non loin, des gamins hilares se rafraîchissent sous les
lames qui se brisent avec fracas contre le Malecon, le grand boulevard de La
Havane qui longe l'Atlantique.
Juan Gonzalez (nom fictif) n'est pas un
partisan du gouvernement castriste. Ce professeur quinquagénaire en a assez des
pénuries chroniques, de l'apartheid touristique, des disparités qui affligent
une société soi-disant égalitariste, d'un régime à la Big Brother qui rend les
Cubains paranoïaques. «On nous surveille, chuchote-t-il, l'air nerveux. On sait
que je suis en train de discuter avec vous.»
Pourtant, Juan Gonzalez ne
peut se résoudre à partir. «À Cuba, j'aime le ciel, la mer, les gens. Nulle part
au monde je n'ai trouvé la même ambiance. Quand je pars en voyage, j'ai toujours
très envie de revenir. C'est mon pays.»
Un pays de contradictions. Ni
noir, ni blanc, quoiqu'en disent les ennemis et les admirateurs du castrisme
qui, de Miami à Montréal, se livrent une farouche guerre de propagande depuis
maintenant un demi-siècle.
Un pays de contradictions
Pour le plus grand bonheur des touristes, La Havane respire
encore le charme de l'époque coloniale espagnole, comme figée dans le temps,
avec ses grandes maisons à colonnades. La capitale résiste encore et toujours à
l'envahisseur – les Gap et McDonald's de ce monde n'y ont décidément pas leur
place.
Ici, pas de réclames publicitaires ni d'affreuses enseignes au
néon. Les seules affiches – omniprésentes – font la propagande du
régime.Vamos bien, dit l'une d'elles, montrant Fidel Castro vêtu de son
éternel uniforme olive. «Nous allons bien», assure donc le Lider Maximo à son
peuple, comme pour l'en convaincre. La pénible crise ayant suivi la chute de
l'empire soviétique, ancien mécène de l'île communiste, serait finalement en
train de se résorber.
Mais les Cubains vont-ils vraiment bien ? Pas si
mal, à en croire Alexis Grela, barbier à La Havane. Il discute en taillant des
moustaches, à l'étroit sous une cage d'escalier éclairée par un néon grésillant.
«Tout le monde a le téléphone et l'électricité. On ne peut en dire autant dans
plusieurs pays d'Amérique latine. Et tous les enfants vont à l'école. Vous n'en
verrez pas en haillons, se faufilant entre les voitures pour quémander quelques
pesos. Ici, ils ont le droit d'être des enfants.»
C’est vrai, les petits
écoliers en uniformes bourgogne qui s'amusent après les classes dans les rues de
La Havane font plaisir à voir. Mais, disent les Cubains aigris, à quoi servent
les programmes d'alphabétisation quand le régime censure les livres jugés
«antirévolutionnaires»? À quoi servent les cliniques gratuites s'il n'y a pas de
médicaments quand nous sommes malades?
Comme une belle américaine
Cuba fait penser aux voitures américaines des années 50 qui
sillonnent les rues de La Havane : séduisantes au premier coup d'oeil, mais fort
mal en point quand on les observe de plus près. Rafistolées des dizaines de
fois, elles étouffent à tout moment, crachent une fumée noire nauséabonde et
dissimulent sous leur capot un moteur Lada d'une autre ère. On s'étonne de les
voir rouler, à force de débrouillardise, malgré la misère et le temps qui passe.
L'île paradisiaque de nos hivers trop rudes séduit, mais sous son capot
se cache un système à la soviétique qui craque de partout. La capitale si bien
protégée du capitalisme est en train de s'écrouler. Littéralement. Chaque année,
300 immeubles s'effondrent, exposant toujours plus crûment la faillite d'un
régime fossilisé.
Carnet de rationnement trop mince, pannes,
nids-de-poule géants, aqueducs qui coulent plus qu'ils ne livrent d'eau... les
Cubains croulent sous les problèmes. Et c'est sans parler de l'accablante
médiocrité des transports publics.
Gilberto, un professionnel de La
Havane, aimerait acheter une voiture, mais il sait bien que c'est impossible.
Pourquoi rêver? Il n'a pas l'argent, ni même la permission du gouvernement.
Alors, comme des millions d'autres Cubains, il s'installe au bord de la route et
attend qu'un automobiliste daigne le cueillir. Sinon, il se fraye un chemin à
bord d'un bus archiplein ou à l'arrière d'un camion. «Souvent, dit-il, les gens
s'empêchent de sortir de chez eux parce qu'ils craignent de perdre leur journée
à voyager.»
Vamos bien, disent pourtant les affiches. En tout
cas, Fidel Castro, lui, va bien. Son alliance avec le président vénézuélien Hugo
Chavez a donné un nouveau souffle à la révolution cubaine, que l'on croyait en
phase terminale après l'effondrement du bloc communiste. Ragaillardi, le
«commandant en chef» semble vouloir effectuer un retour aux années 70, en
démantelant une à une les réformes qui avaient signalé une certaine ouverture et
en resserrant sa poigne contre les dissidents politiques, invariablement accusés
d'être à la solde des États-Unis.
Un paradis sélect
Cuba, c'est l'enfer ou le paradis, selon le filtre par lequel on
décide de l'observer. C'est un «néostalinisme tropicalisé», s'indignent les
exilés, dont les plus furieusement anticastristes forment la puissante
bourgeoisie cubaine ayant trouvé refuge en Floride après la chute du dictateur
Batista. C'est le «dernier bastion socialiste» résistant héroïquement à
l'impérialiste américain, rétorquent les nostalgiques qui vouent un culte
romantique – et aveugle – à la révolution cubaine.
C'est le cas de
Jean-Guy Allard, 57 ans, qui a abandonné un poste auJournal de Montréal
pour devenir journaliste àGranma International, l'organe officiel du
Parti communiste cubain. Fidel Castro était le «Robin des bois» de sa jeunesse,
explique-t-il. Et l'éternel duel Québec-Canada l'ennuie à mourir. «Ici, ils
l'ont leur souveraineté, et ils la défendent contre la plus grosse puissance
économique au monde. C'est un peu ça, aussi, qui m'a fait craquer pour Cuba.»
En 30 ans de service chez Quebecor, M. Allard n'a jamais raflé un prix
de journalisme. Mais depuis cinq ans, mentions et médailles s'accumulent dans
son appartement de La Havane. Il les exhibe fièrement, bien qu'il écrive pour
une feuille de propagande dans un pays où la liberté de presse n'existe pas.
Mais il préfère voirGranma comme «un journal militant dans un pays en
guerre».
M. Allard s'est marié avec une jeune Cubaine, à qui il a fait
un enfant. De ses années chez Quebecor, il a accumulé un fonds de retraite avec
lequel il s'en tire beaucoup mieux que les Cubains qui l'entourent. Cela ne
correspond peut-être pas à ses convictions égalitaristes, mais ça rend la vie
plus douce. Et ce n'est qu'une contradiction de plus sous le soleil cubain.
Comme le dit si bien Juan Gonzalez, «Cuba est un paradis pour ceux qui peuvent
se le payer»
http://www.cyberpresse.ca/article/20060318/CPMONDE/60317089/5682/CPMONDE