Cuba : à Miami aussi, la transition a commencé
Cuba : à Miami aussi, la transition a commencé
LE MONDE | 08.02.07 |
15h18 • Mis à jour le 08.02.07 | 15h18
MIAMI ENVOYÉ SPÉCIAL
"Fidel
est déjà mort ou alors c'est pour très bientôt, tout le reste n'est que foutaise
!" Pedro a le verbe haut, l'embonpoint démesuré et un goût prononcé pour les
cigarettes américaines. Comme pratiquement tous les soirs, ce banquier proche de
la retraite est assis là, devant le Café Versailles, un des meilleurs
restaurants cubains de la Calle Ocho, la huitième rue, axe principal du quartier
Little Havana de Miami. Un point de rencontre incontournable pour les "vieux"
comme lui, ces Cubains de l'exil qui ont fui la révolution castriste de 1959 et
qui, aujourd'hui, donnent l'impression de n'avoir vécu que dans l'espoir de
savourer ce moment d'histoire.
Pedro se souvient de la fête, ici même, le
31 juillet 2006 au soir, après l'annonce des ennuis de santé du leader cubain.
Ils étaient nombreux, à l'entendre, à être descendu spontanément dans la rue
pour laisser exploser leur joie. Depuis, Pedro attend, à peine contrarié par
l'évolution à La Havane, qui a vu Raul Castro s'installer dans le fauteuil de
son frère voilà déjà six mois. "Il ne tiendra pas, il est trop faible. Des
soulèvements auront lieu et nous allons les aider." Autour de lui, le petit
groupe d'hommes opine poliment du chef. "Nous", ce sont les anticastristes
tendance dure, l'extrême droite cubano-américaine toujours prête à envisager une
intervention sur l'île pour déboulonner le régime honni.
"Washington n'a
jamais rien fait contre les frères Castro", glisse-t-il. Il en veut pour preuve
Luis Posada Carriles, cet ancien de la CIA actuellement derrière les barreaux au
Texas, accusé d'être l'inspirateur d'un attentat en 1976 contre un avion cubain
qui entraîna la mort de 73 personnes. "Un héros, soutient-il, un ami aussi,
croisé en Amérique centrale..." Devant le restaurant, les regards se font plus
incertains. Il y a quinze jours, ils n'étaient qu'une centaine à avoir manifesté
sur la Calle Ocho en faveur de sa libération. C'est-à-dire pas grand-chose
comparé aux 700 000 Cubains de Miami. Une poignée d'étudiants est même venue
défier la marche dans ce sanctuaire de l'anticastrisme aux cris de "Posada
terroriste !" Du jamais-vu.
"La communauté cubaine change très vite,
explique Carlos Saladrigas, influent homme d'affaires cubano-américain installé
en ville. Plus de la moitié d'entre elle est composée de Cubains arrivés depuis
les années 1980, dont la plupart conservent des liens étroits avec leurs
familles restées dans l'île." Plusieurs sondages réalisés ces dernières années
par le Groupe d'études cubaines qu'il dirige font apparaître qu'une majorité des
immigrés se prononce en faveur d'un changement pacifique à La Havane. "La
nouvelle génération est moins politisée, explique-t-il, plus apaisée aussi, avec
l'idée que près d'un demi-siècle d'anticastrisme virulent et d'isolationnisme
n'a donné aucun résultat."
Favorable aujourd'hui à la mise en place de
négociations graduelles avec Cuba, cet ancien partisan d'une ligne dure rappelle
qu'une enquête de l'Université internationale de Floride, rendue publique peu
avant l'annonce de l'opération de Fidel Castro, faisait dégringoler Cuba au
huitième rang des centres d'intérêt de la communauté. Une illustration, selon
Carlos Saladrigas, de la normalisation des comportements et d'une plus grande
intégration dans la société nord-américaine des exilés cubains.
"Jamais
l'île n'a été une priorité de la politique américaine, excepté lors de la crise
des missiles en 1962", regretterait presque Jaime Suchlicki, exilé cubain depuis
1960. Professeur à la tête de l'Institut d'études cubaines et cubano-américaines
de Miami, ce républicain "convaincu mais réaliste", comme il se définit, admet
que la population originaire de l'île s'est divisée. Selon lui, ils ne seraient
plus que 60 % à soutenir l'embargo américain officiellement en vigueur depuis
1962, mais sérieusement mis à mal depuis l'autorisation, en 2001, des
exportations de produits agricoles vers Cuba pour des raisons humanitaires.
"L'embargo est un outil de négociation et ne peut donc être abandonné
gratuitement. Prenez l'exemple du tourisme qui fleurit sur l'île : a-t-il
apporté la moindre parcelle de démocratie ?" Alors ? "Alors, que l'on soit
gentil ou méchant, cela ne change rien à leur politique !", admet-il, le ton
las.
Pour l'heure, ce spécialiste, que les médias du monde entier
s'arrachent à chaque soubresaut du régime, prédit une succession cubaine dans le
calme, mais une transition longue et difficile : "Le pays n'est pas au bord de
l'effondrement comme l'était l'Allemagne de l'Est en 1989. Une fois la mort de
Fidel connue, Miami vivra deux jours de fête, avant de se réveiller avec la
gueule de bois !" Une éventualité qui ne semble pas troubler la municipalité. Le
1er février, au lendemain d'une brève apparition télévisée de Fidel Castro au
côté du président vénézuélien, Hugo Chavez, les autorités de la ville ont
annoncé l'ouverture au public du gigantesque stade, Orange Bowl, le jour de
l'annonce officielle de la mort du leader cubain.
Adolfo Jimenez ne dira
pas ce qu'il prévoit de faire une fois la nouvelle connue. "Cela peut paraître
obscène de se réjouir de la mort de quelqu'un", reconnaît-il, avant d'ajouter :
"Mais n'oubliez pas la souffrance des exilés. Aucun n'a choisi de venir ici."
Quadragénaire, Adolfo Jimenez est l'une des nouvelles figures de la Fondation
nationale cubano-américaine (FNCA), la plus puissante organisation de l'exil,
créée au début de l'ère Reagan. Avocat reconnu d'un cabinet situé à deux pas de
la Calle Ocho, il pourrait être le reflet de ces changements qui irriguent la
communauté. Se définissant comme un "modéré" au sein de la FNCA, toujours
qualifiée de "mafia" et "fondation terroriste" par les organes officiels à La
Havane, il rappelle que les plus radicaux ont claqué la porte du mouvement en
2001. A ses yeux, l'embargo, qui a longtemps été l'un des principaux chevaux de
bataille de l'organisation, reste certes "nécessaire, mais doit être redéfini".
Lui-même, tout comme les autres membres de la FNCA, insiste-t-il, entend
privilégier le soutien financier à la dissidence, reconnaissant que la solution
doit aujourd'hui venir de l'intérieur de l'île.
"Nous voulons un
changement radical du régime, affirme M. Jimenez. Imaginer un retour des exilés
venant récupérer leurs biens et leurs terres est une blague !" D'après lui,
seuls 10 % des Cubano-Américains vivant aux Etats-Unis éprouveraient le désir de
revenir un jour définitivement à Cuba.
Autre signe d'évolution, la FNCA
vient d'apporter son soutien, aux côtés d'une vingtaine d'organisations exilées,
regroupées dans la coalition Consensus cubain (Consenso cubano), à un texte
condamnant les restrictions qui affectent les voyages à Cuba. Ce rassemblement
hétéroclite exige que les mesures mises en oeuvre par Washington, principalement
depuis 2004, et qui compliquent l'envoi de ressources aux familles cubaines,
soient levées.
Ninoska Perez Castellon, elle, n'a pas changé. Dissidente
de la FNCA et fille d'un colonel du dictateur Fulgencio Batista, cette
pasionaria des anticastristes historiques - "hystériques", selon la terminologie
des plus jeunes - reste convaincue des bienfaits de l'embargo et des sanctions
imposées à Cuba. "Nous les avions bien maintenus contre l'Afrique du Sud au
temps de l'apartheid", prétexte-t-elle.
Assise confortablement sur un
large canapé des studios de Radio Mambi, principale station privée des exilés
cubains, qu'elle anime, Ninoska Perez Castellon dit s'inquiéter de voir certains
pays, européens en particulier, accepter Raul Castro à la tête de l'île. A
l'origine du Conseil pour la liberté de Cuba (CLC), un groupe de pression
entretenant d'étroites relations avec le sénateur républicain Mel Martinez et
les trois représentants républicains d'origine cubaine (Ileana Ros-Lehtinen et
les frères Lincoln et Mario Diaz-Balart), dont l'influence n'a cessé de grandir
au sein de l'administration Bush, elle est convaincue qu'il n'y a aucun
réformateur au sein de la nomenklatura cubaine. Au sein de la dissidence, elle
ne citera qu'un nom : Oscar Elias Biscet, ce médecin emprisonné pour avoir
défendu les droits de l'homme et s'être opposé aux avortements pratiqués dans
les hôpitaux cubains.
Derrière elle, sur une des portes de cette radio,
proche elle aussi du Café Versailles, des coupures de presse sont accrochées.
Des "unes" de quotidiens datés du 30 décembre 2006 avec le portrait de Saddam
Hussein... le jour de sa pendaison.
http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3222,36-865052,0.html?xtor=RSS-3210