Cuba sans Castro
Lundi 11 décembre 2006
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VIE POLITIQUE -
JACQUES HUBERT-RODIER
Cuba sans
Castro
Une simple absence marque parfois la fin d'une époque. Fidel
Castro n'était pas là samedi 2 décembre aux cérémonies du 50e anniversaire du
débarquement du bateau « Granma », qui marque, au moins symboliquement, le début
de la révolution contre le régime de Batista. Cette non-apparition renforce les
interrogations sur la succession du Lider Maximo et sur l'avenir du régime qu'il
a créé. Peu d'observateurs pensent aujourd'hui que Fidel Castro, quatre-vingts
ans depuis le 13 août dernier, reprenne les rênes du pouvoir confiées depuis le
31 juillet dernier à son frère Raul, qui n'est plus dans sa prime jeunesse - il
a soixante-quinze ans. Et si le régime créé par Fidel peut survivre encore
quelque temps, sa durée est limitée, du moins dans sa forme actuelle, tant il
est étroitement lié à la figure charismatique du Lider Maximo.
Sa
disparition de l'avant-scène politique ouvre un nouveau chapitre dans le
complexe face-à-face entre Cuba et les Etats-Unis depuis la fin de la guerre
hispano-américaine de 1898. Washington fut d'abord considéré comme le protecteur
de l'indépendance face aux vélléités espagnoles, puis un prédateur soutenant la
dictature corrompue de Batista et, enfin, comme l'ennemi impérialiste depuis un
demi-siècle. Signe du changement : Raul Castro a saisi l'occasion des cérémonies
du 2 décembre pour rappeler l'invitation faite aux Etats-Unis de venir à une
table de négociation. Une ouverture en trompe-l'oeil assortie de conditions et
des usuelles diatribes à l'égard de Washington, qui considère de son côté le
numéro deux du régime comme un « Fidel light » (Fidel allégé).
Mais
Washington va devoir redéfinir cette relation. Car la disparition politique de
Castro intervient dans un contexte nouveau. Certes, la longue maladie du
président cubain, qui avait déjà montré des signes de faiblesse physique dès
juin 2001 en s'effondrant au cours d'un de ses interminables discours, laisse
l'impression que l'île des Caraïbes serait entrée dans une période de glaciation
à la Brejnev. Une impression renforcée par le fait que Cuba est resté arc-bouté
sur son « socialisme » après la chute du mur de Berlin. Certains parlent même
aujourd'hui d'une « raulisation », remplaçant le « castrisme » de
Fidel.
Il faut toutefois aller au-delà. 70 % des 11 millions de Cubains
sont nés après la révolution de 1959 : ce simple fait démographique relègue le
système des guérilleros de la première heure en une gérontocratie historique.
Et, comme le notait le quotidien espagnol « El Mundo », la société qui a émergé
à Cuba de la crise des années 1990 - cette « période spéciale » après
l'effondrement de l'URSS - est profondément différente de celle de la « bulle
socialiste » de la décennie précédente. Même si Cuba reste en dehors du système
financier international, souligne Daniel Erikson, du « think tank »
Interamerican Dialogue, le gouvernement cubain a imposé un « programme
d'ajustement structurel », y compris une stabilisation de l'inflation, une
réduction des subventions et des dépenses militaires, et de rétablissement des
finances publiques. De plus, Cuba a développé de nouveaux secteurs d'activité
comme le tourisme, la biotechnologie et l'énergie, et cela « sans avis
extérieurs ».
Pour redéfinir sa relation avec La Havane, Washington devra
toutefois admettre auparavant un amer constat : son embargo contre Cuba,
appliqué depuis le début des années 1960 et durci par les successeurs du
président John Kennedy, n'a mené nulle part. La pression mise sur le régime n'a
pas provoqué sa chute, un événement qui aurait paru presque logique après
l'effondrement de l'Union soviétique. Elle n'a même pas infléchi sa ligne
politique. Finalement, notait le professeur cubain Jacobo Machover dans son
ouvrage « Totalitarisme tropical », la plus grande victoire de Castro a été sa
longévité au pouvoir. Face au caudillo cubain et à ses successeurs, Raul ou
peut-être un « troisième homme », comme le vice-président Carlos Lage Davilla,
membre du comité central du Parti communiste, les Etats-Unis ont aujourd'hui
d'autres chats à fouetter au Moyen-Orient. Plus rien à voir avec les années
1970-1980, où l'Amérique latine était son premier souci.
Là aussi, la
donne a changé. L'arrivée de la gauche au pouvoir dans plusieurs pays du
continent, comme le Venezuela ou la Bolivie, a sorti Cuba de son isolement. Il
n'y aura sans doute pas un « axe du mal » antiaméricain, car les conditions
politiques sont différentes d'un pays à l'autre. Mais Cuba a désormais des amis
proches. Dans une interview à l'institut américain Council on Foreign Relations,
Brian Latell, ancien analyste à la CIA, soulignait que le président vénézuélien
Hugo Chavez a versé à Cuba 2,5 milliards de dollars de subventions,
essentiellement sous forme de produits pétroliers. De plus, le Venezuela a
investi dans l'île. Même si la grande majorité des Cubains ont une « existence
plutôt misérable », au-delà d'une alimentation de base et des soins de santé, la
croissance économique est redevenue plus soutenue.
Le pays fera-t-il
demain le chemin vers la démocratisation de ses institutions comme les anciens
satellites de l'URSS en Europe de l'Est l'ont fait il y a quinze ans ? Ou
deviendra-t-il le 51e Etat des Etats-Unis comme certains le rêvent en Floride ?
Le « big bang » que certains escomptaient dès la fin juillet à Washington, au
moment de l'annonce de la maladie et du retrait du pouvoir de Fidel Castro, n'a
en tout cas pas eu lieu. L'opposition, sévèrement réprimée dans l'île, et la
forte communauté exilée aux Etats-Unis sont extrêmement fragmentées. De plus,
Castro a su reprendre le flambeau de José Marti (1853-1895), martyr et apôtre de
la lutte pour l'indépendance, pour ancrer un très puissant sentiment
nationaliste dans la population cubaine.
Reste évidemment une « troisième
voie » à la chinoise : ouverture économique et maintien d'un appareil politique
répressif et du parti unique. Mais cette solution n'aurait qu'un temps. Beaucoup
dépendra aussi de l'attitude des Etats-Unis. En tout cas, la politique de
Washington vis-à-vis de Cuba, largement dictée par des préoccupations de
politique intérieure en raison de l'importance de la communauté cubaine en exil,
est aujourd'hui dans l'impasse totale. Elle aussi doit être changée.
JACQUES HUBERT-RODIER est éditorialiste de politique internationale aux « Echos ».
jhubertrodier@leseechos.fr
http://www.lesechos.fr/info/inter/4510349.htm