Vingt ans de prison pour une plume
Vingt ans de prison pour une plume
Parmi les 75 opposants jetés en prison
en mars 2003, un journaliste parrainé
par «Libération».
mercredi 12 octobre 2005 (Liberation - 06:00)
La Havane envoyé spécial
l
travaillait avec un stylo, un calepin et, au fond de la poche, des pièces
de
quelques centavos pour les cabines téléphoniques quand elles
fonctionnaient. Il en a pris pour vingt ans. Fabio Prieto Llorente, 42 ans,
est en prison depuis mars 2003 quand Fidel Castro a déclenché une des plus
grandes vagues de répression dans l'île, en arrêtant et condamnant
sommairement 75 opposants et journalistes dits «indépendants». L'épithète
est mal choisie ou superflue. «Mon frère ne voulait que raconter ce qui se
passe ici, les histoires des gens, les problèmes quotidiens, à l'école ou
dans les hôpitaux... explique Clara Lourdes Prieto Llorente, la soeur du
journaliste. Souvent des "petites" histoires : par exemple, un peu avant son
arrestation, comment des policiers rackettaient un gamin en liberté
provisoire en exigeant qu'il se présente trois fois par jour au
commissariat, ce qui est contraire à la loi, et en lui demandant 50 pesos
par jour (deux dollars, un sixième du salaire minimum).»
Isolé. Fabio
Prieto Llorente travaillait sur l'île de la Jeunesse, au
sud-ouest de Cuba,
encore connue par les Cubains comme l'île des Pins, son
nom d'avant la
révolution. Moins d'un an après son procès, il a été
transféré à des
centaines de kilomètres de là, dans une prison de Camagüey,
dans le centre
de Cuba. Pour les rares visites autorisées, deux heures tous
les quatre mois
dans le meilleur des cas, il faut six jours à sa soeur et à
sa mère pour
faire l'aller-retour à Camaguey. «Et le 31 août, ils l'ont mis
à l'isolement
total, donc je ne sais pas quand je pourrai le voir», dit
Clara Lourdes.
Depuis huit mois, le journaliste est en «cellule de
châtiment» : «1,10 mètre
sur 2,5, il ne peut même pas marcher et ne voit
jamais la lumière du jour.»
Selon sa soeur, Fabio Prieto Llorente serait
malade, souffrant d'une
bronchite aiguë due à ses conditions de détention.
Fabio Prieto Llorente est
parrainé par Libération à travers l'association
Reporters sans frontières,
mais il n'est qu'un parmi d'autres. Des dizaines
de journalistes sont
emprisonnés actuellement à Cuba, pour avoir transmis
des informations sur la
situation dans l'île, à travers ces quelques
«agences de presse»
indépendantes qui se sont montées ces dernières années,
Cuba Press, Havana
Press, La Voz, etc. En fait d'«agences», les moyens sont
très limités. Une
petite poignée d'amis et de collègues qui travaillent à
domicile, pas de
locaux, peu de matériel, un ordinateur parfois... Les
articles sont ensuite
repris sur des sites Internet installés en Floride ou
en Europe, notamment
en Espagne : NuevaPrensa, Cubanet, ou le site de la
célèbre revue
politico-culturelle cubaine à Madrid, Encuentro (1).
Commentaires acerbes
sur le régime, le point sur la répression contre les
dissidents, mais aussi
des articles et des reportages sur la vie à Cuba : la
fermeture de telle
usine de chaussures dans une ville de province faute de
matières premières,
la pénurie sur les marchés... Bref, comme écrit l'un
d'entre eux, ces
journalistes «ne parlent pas de la lumière du socialisme
réel, cette flamme
qu'une troupe gonflée d'enthousiasme est chargée d'aviver
par ses louanges».
C'est pour cela qu'ils sont embastillés, traités de
mercenaires,
contre-révolutionnaires, apatrides... «Faire du journalisme en
dehors des
limites fixées par les commissaires qui gèrent les ruines de
cette
république est un crime.»
Détonateur. L'agence Cuba Press fut la première du
genre. Il y a dix ans
presque jour pour jour qu'elle a commencé à tourner,
avec cinq ou six
antiques machines à écrire. Aujourd'hui, le noyau fondateur
est dispersé
entre l'exil et la prison. Ce même noyau a publié, en décembre
2002, la
première et dernière revue indépendante de l'île, De Cuba, dont
les
exemplaires sont aujourd'hui introuvables. Au sommaire : l'Etat de droit
et
les problèmes économiques du secteur du sucre, la boxe cubaine et la
discrimination raciale, des poèmes, des reportages photo... «Aucun
gouvernement, même en situation adverse, ne peut limiter les droits de
s'exprimer et d'informer librement», écrivait alors Ricardo Gonzalez dans
son éditorial. Il est aujourd'hui en prison, pour vingt ans lui aussi. Le
second numéro de De Cuba est sorti en février 2003. C'est deux numéros de
trop pour la dictature. «Cette tentative a été un des détonateurs les plus
importants de la répression» de mars 2003, explique le journaliste et
économiste Oscar Espinosa Chepe, qui a fait partie de l'aventure avant
d'être condamné à vingt ans, puis d'être remis en liberté (provisoire) pour
raisons de santé, jusqu'à ce que les autorités pénitentiaires «le
considèrent nécessaire».
(1) cubanet.org ; www.nuevaprensa.org ; cubaencuentro .com