L'Eglise cubaine et sa "théologie de réconciliation"
Critique
L'Eglise cubaine et sa "théologie de
réconciliation"
LE MONDE | 16.01.06 | 13h59 • Mis à jour le 16.01.06 |
13h59
Y aurait-il concurrence symbolique entre le catholicisme et le
castrisme ? Telle est l'intuition qu'eut un jeune fonctionnaire en poste à
l'ambassade de France à La Havane, Philippe Létrilliart en écoutant Jean Paul II
parler sur la place de la Révolution, en 1998. La visite du pape polonais n'a
pas eu l'effet escompté. Loin de "s'ouvrir au monde", Fidel Castro s'est replié
sur un discours nationaliste et égalitariste qui n'a plus rien à voir avec la
vie quotidienne des Cubains. L'île n'a jamais été aussi dépendante des
touristes, de l'investissement étranger, des envois d'argent des exilés, des
produits alimentaires des Etats-Unis et du pétrole vénézuélien. La dollarisation
partielle de l'économie et la différenciation sociale ont réduit les acquis en
matière d'éducation et de santé à la portion congrue. Qui plus est, comme le
disent les Cubains avec leur gouaille habituelle, "on n'est pas toute sa vie
écolier ou malade".
Si Cuba n'est pas la Pologne, la question du rôle que
pourrait jouer l'Eglise catholique dans l'après-Castro mérite néanmoins d'être
posée. L'étouffement de la société civile fait de l'Eglise la seule institution
nationale vraiment indépendante, même s'il est difficile de mesurer son
influence après quatre décennies de marginalisation. Le régime tente de la
minimiser en invoquant une religiosité syncrétique, en manipulant des
confessions protestantes plus dociles, voire en exploitant les ambiguïtés de la
diplomatie vaticane. Avec à peine un millier de religieux, le travail des
catholiques est pourtant non négligeable dans une opposition par ailleurs
atomisée. Ainsi, le laïc Dagoberto Valdés a transformé le Centre de formation
civique et religieuse de Pinar del Rio et la revue catholique Vitral en
laboratoire d'une nouvelle forme d'engagement. Autour d'Oswaldo Paya et de son
Projet Varela, qui a recueilli plus de 20 000 signatures, un pôle
démocrate-chrétien est parvenu à dépasser le cercle étroit des militants, en
dépit de la répression.
Après 1968, tandis que l'Eglise latino-américaine
embrassait la "théologie de la libération" et virait à gauche, à Cuba, en butte
à une dictature communiste, un Français, le Père René David, prônait une
"théologie de la réconciliation". Depuis, l'idée d'une "réconciliation
nationale" entre Cubains a fait son chemin auprès de dissidents de l'intérieur
comme Oswaldo Paya et Elizardo Sanchez, mais aussi d'une partie croissante de
l'exil, comme en témoigne le travail mené par Marifeli Perez-Stable à
l'université internationale de Floride.
Le parti unique et la "pensée unique"
du castrisme ont engendré ce que les Cubains appellent la "double morale". La
crise idéologique et la perte des repères favorisent le double langage, le
mensonge et les solutions individuelles (marché noir ou exode). Dans ce
contexte, sa nature à la fois institutionnelle et spirituelle pourrait conférer
à l'Eglise une place centrale en vue d'une transition pacifique et négociée.
Au-delà de la médiation, le défi est la reconstruction d'une citoyenneté digne
de ce nom.
Faisant oeuvre tantôt d'historien tantôt de sociologue, l'auteur
ne cesse d'élargir son propos et de revenir sur le passé, au risque de perdre le
fil. En fait, il propose au lecteur une somme inédite sur Cuba, scrutée sous le
prisme des religions. Sollicitant à la fois les documents et les témoins, il
énumère parfois différentes interprétations possibles d'un événement ou d'une
déclaration. Il est permis d'y voir une volonté de dépassionner le sujet, de lui
donner une envergure universitaire, alors que la mince bibliographie française
sur Fidel Castro reste, pour le meilleur ou le pire, l'apanage des journalistes,
quand ce n'est pas de partisans ou détracteurs.
CUBA, L'ÉGLISE ET LA RÉVOLUTION de Philippe Létrilliart, L'Harmattan,
480 pages, 39 €.
Paulo A. Paranagua
Article paru dans l'édition du
17.01.06
http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3260,36-731133,0.html