Cuba : sexe, salsa et illusions
Cuba sexe salsa et illusions Les jineteras cavalieres qui s offrent devant
les hotels ou dans les discotheques ont l espoir
Semaine du 10 août 2000 -- N°1866 -- Dossier
Cuba : sexe, salsa et illusions
Les «
jineteras » (cavalières) qui s'offrent devant les hôtels ou dans les
discothèques ont l'espoir qu'une rencontre changera leur destin. Mais le
destin a la peau dure...
Vincent Marcilhacy
Elles s'appellent
Elva, Poly, Lucia... Ce peut être une baigneuse qui vous
demande l'heure à
la plage, une étudiante rencontrée à un concert de salsa.
A Cuba, la
prostitution offre cent visages, mais ne dit pas son nom.
Jinetera, dérivé
de l'espagnol jineta (cavalière), évoque l'équitation ou la
danse. Plus
largement, jineterismo signifie « débrouille » et recouvre
l'ensemble des
trafics permettant d'améliorer le quotidien.
Vincent Marcilhacy
Du
temps de Batista, l'île passait pour être un bordel flottant, et
l'industrie
du sexe avait ses hauts lieux : la Rampa, entre l'hôtel Hilton,
devenu hôtel
Habana Libre, et le quartier du Vedado, avec ses maisons rococo
et ses
hôtels particuliers de marbre. Ce n'est plus le cas aujourd'hui, ni à
La
Havane ni dans les autres villes. A son arrivée au pouvoir, le régime
castriste ferma les maisons closes, les boîtes, les bars spécialisés, et la
prostitution disparut quasiment... jusqu'à l'ouverture du pays au tourisme
international. Désormais, après la Thaïlande et les Philippines, Cuba
offrait un rapport qualité-prix imbattable, et des charters d'hommes venus
en majorité d'Italie, d'Espagne et du Canada se ruèrent sur l'aubaine. Avec
en prime le daiquiri de Papa Hemingway, un séjour sur les plages de
Varadero, quelques boîtes de cigares et l'indispensable tee-shirt Che
Guevara.
Fin 1998 et début 1999, le gouvernement cubain a tenté d'y
mettre le holà en
opérant de vastes rafles et en renvoyant des milliers de
filles et de femmes
dans leurs provinces. Mais ces mesures n'ont pas suffi.
Nettement plus
discrètes qu'auparavant, des jineteras continuent à jouer les
auto-stoppeuses sur le Malecon, l'immense boulevard qui longe le littoral,
ou sous les palmiers de l'avenue No5, dans le quartier résidentiel de
Miramar. La nuit, elles se pressent à l'entrée ou à l'intérieur des
discothèques, à l'affût du touriste solitaire.
La majorité d'entre
elles sont des occasionnelles et ont une autre
profession, quand elles ne
sont pas chômeuses, étudiantes, ou collégiennes.
Certaines ont un mari et
une famille, d'autres sont divorcées, avec souvent
un enfant à charge. Elles
peuvent être originaires de la ville ou de la
campagne, issues de milieux
défavorisés ou de la classe moyenne, diplômées
d'études supérieures ou non.
Beaucoup sont métisses ou noires ;
quelques-unes blanches. Leur tarif est
extrêmement variable : de 30 à 100
dollars - sachant que 50 dollars
représentent environ trois mois d'un
salaire moyen.
A Cuba, la notion
de professionnelle du sexe est quasiment inconnue. La
prostitution est
illégale et sanctionnée de lourdes peines ; aborder un
étranger dans la rue
est passible de plusieurs jours de prison. Elle ne peut
donc être que
clandestine. Cet amateurisme crée une ambiguïté dont les deux
parties
s'accommodent. D'un côté, elle ménage l'ego du consommateur, qui se
persuade
aisément de n'avoir pas affaire à une péripatéticienne ordi-naire ;
de
l'autre, elle fournit un alibi à la fois moral et social aux intéressées.
Que le commerce sexuel ne soit pas concentré dans certaines rues chaudes
tend à le banaliser. Au même titre que les vendeurs de cigares à la sauvette
et les musiciens joueurs de rengaines, ces belles de nuit font partie du
décor tropical. Des médecins se font bien liftiers ; des professeurs de
langues, guides pour touristes ; des ingénieurs, chauffeurs de taxi. Elles
aussi se débrouillent, à leur manière.
Au début des années 90, le
tarissement de l'aide fournie par l'URSS, joint
au blocus maintenu par les
Américains, a fait basculer le pays dans une
économie de survie. Se nourrir
étant devenu l'objectif premier des Cubains,
le commerce sexuel a explosé.
Il mobilise aujourd'hui à temps partiel un
grand nombre de femmes, mais
aussi d'hommes qui proposent leurs services aux
dames étrangères et aux
homosexuels. Tous justifient leur comportement par
le contexte de crise (la
fameuse « Période spéciale en temps de paix »,
ainsi que l'a définie Castro)
et n'éprouvent aucune honte à se désigner
eux-mêmes comme jineteros ou
jineteras.
Cette évolution a été d'autant plus facile que les moeurs sont
assez souples
(surtout chez les jeunes), la politisation de plus en plus
faible, le
chômage de plus en plus fort. A quoi il faut ajouter la «
dollarisation » de
l'économie cubaine. Jusqu'en 1993, il était formellement
interdit aux
Cubains de conserver des devises américaines. S'ils en
recevaient de parents
de Miami ou d'un étranger locataire d'une chambre, ils
devaient aussitôt les
convertir. Mais aujourd'hui, le dollar est
pratiquement devenue la monnaie
de référence, et alors que l'immense
majorité des Cubains restent payés en
pesos, beaucoup de biens et de denrées
alimentaires ne peuvent s'acquérir
qu'en échange de dollars. Sauf à se
contenter de riz et de haricots à tous
les repas, il faut des billets verts.
Même les médicaments et les soins
médicaux de qualité ne s'obtiennent
qu'ainsi.
Sachant que le salaire mensuel moyen en pesos, une fois
converti en dollars,
ne permet pas de s'offrir une paire de chaussures, et
que les jeunes, comme
partout, veulent les jeans, les baskets et les
tee-shirts qu'ils voient à la
télévision, on imagine le casse-tête quotidien
du Cubain moyen. Pour le
résoudre s'est mis en place un circuit parallèle
d'argent au noir, alimenté
par le détournement des biens d'Etat - tout ce
qui a un peu de valeur lui
appartient - et le « jinéterisme » dans son
acception la plus large.
Les effets de la pénurie sur les scrupules
moraux ont été observés ailleurs
dans le monde. La façon dont ils se
manifestent diffère selon le degré de
liberté des moeurs. Dans une
excellente étude sur « la Prostitution à Cuba »
(l'Harmattan), Sami Tchak
note que le mâle occidental, venu d'un pays où
libération sexuelle ne rime
pas forcément avec satisfaction, a l'impression
en débarquant à La Havane de
découvrir l'eldorado du plaisir. Impression
confirmée par les Cubains - on
trouve le même discours au Brésil - qui
répètent à l'infini que leurs femmes
sont les plus belles, les plus douces,
les plus câlines, les plus
sensuelles, etc.
De telles considérations sont généralement étrangères à
la prostitution sous
nos latitudes, où elle se réduit le plus souvent à
l'offre de plaisirs
tarifés au maximum de clients possibles. A Cuba,
l'optique est différente.
Beaucoup de jineteras souhaitent une liaison
durable. En échange d'une aide
matérielle, elles serviront à l'étranger
d'accompagnatrice, de guide et de
concubine pour la durée de son séjour. Le
présenteront le cas échéant à leur
famille, feront avec lui tout ce que
peuvent faire deux personnes qui se
sont rencontrées en vacances. Engageront
une sorte de flirt qui s'apparente
plus à la courtisanerie qu'à la
prostitution pure et dure. Se comporteront
en amantes.
Si
l'Occidental est favorisé sur le plan financier, il ne l'est pas
forcément
sur les autres plans. Lorsqu'un fond de naïveté se mêle à un
besoin de
tendresse - disons plus simplement : lorsqu'il s'amourache - le
touriste a
du souci à se faire. Dans les rues de la Vieille Havane, on
croise parfois
des hommes mûrs tenant la main d'une Cubaine en âge d'être
leur fille. Plus
tard, on les retrouve dînant sur une terrasse du Barrio
Chino ou dansant
tendrement enlacés au son d'un orchestre. Au son des
inévitables «
Guantanamera » et autres « Lagrimas negras », les Havanaises
le persuaderont
aisément qu'il est en train de vivre l'histoire la plus
romantique de sa
vie, et lui s'autojustifiera en se disant qu'il arrache une
malheureuse à sa
détresse. C'est ainsi qu'au bout de quelque temps - un
second voyage, ou
peut-être un troisième, est souvent nécessaire pour
entériner la décision -,
certaines romances se concluent par un mariage. Le
monsieur oublie qu'il
s'est offert une épouse plus sensible à son pouvoir
d'achat qu'au charme de
ses tempes grises. L'élue, tout heureuse d'avoir
décroché le gros lot,
redouble d'attentions. Et les voilà lancés, bras
dessus bras dessous, dans
une aventure conjugale pleine d'inconnu. L'époux
n'a-t-il pas bluffé sur sa
situation véritable ? L'épouse s'adaptera-t-elle
à sa nouvelle existence ?
La neige canadienne ou la grisaille européenne ne
vont-elles pas la déprimer
? L'avenir le dira souvent plus vite que prévu.
(Envoyé spécial à La Havane)
ERIC DE SAINT ANGEL
Nouvel Observateur - N°1866